Myriam Cottias : « La mémoire de l’esclavage ne doit pas cristalliser les replis identitaires »

Facteur de division, l’histoire de l’esclavage et de la traite négrière peine encore à rassembler tous les Français. Myriam Cottias, chercheuse au CNRS où elle dirige le Centre international de recherche sur les esclavages et les post esclavages, explique pourquoi il est complexe d’instaurer un débat serein autour de cette question sensible.

Cottias

-Concernant la traite négrière, vous préférez parler de travail de mémoire plutôt que de devoir de mémoire. Pourquoi ?
Myriam Cottias : Lorsqu’on évoque le « devoir de mémoire », on formule une injonction. Or face à un sujet si sensible, c’est la pédagogie qui doit d’abord primer. Je préfère donc parler de travail de mémoire plutôt que de devoir contraignant et négatif qui fige le discours. Ce terme permet aussi de souligner qu’un travail de recherche sur la mémoire est nécessaire, collectivement. Ce travail est d’abord celui des chercheurs en sciences humaines et sociales; un travail qu’il faut transmettre hors des sphères universitaires, aux professeurs des Ecoles, au public et aux politiques mais sans tomber dans la repentance ni l’accusation !
– Pourquoi la mémoire de la traite négrière divise parfois plus qu’elle rassemble ?
MC :Parce qu’aujourd’hui encore, on a du mal à intégrer l’histoire de la traite négrière et de l’esclavage dans le récit global de l’histoire de France. Ce sont encore des points de division nationale. Rappelez vous du tweet du député Thierry Mariani datant de 2014 rappelant que « l’Afrique n’a pas attendu l’Occident pour pratiquer l’esclavage ». Si l’esclavage existait déjà en Afrique, nier l’importance de la traite industrielle organisée par les Européens à l’époque moderne est largement problématique. A contrario, certaines associations antillaises font de la surenchère en jouant la carte de la culpabilité. Notre mission, au sein du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage, est justement de faire de l’esclavage unehistoire commune propre à rassembler les Français plutôt qu’à les diviser. Une travail peu aisé tant notre société reste, sous bon nombre d’aspects, l’héritière d’une certaine France esclavagiste et coloniale. L’histoire de l’esclavage et de la traite doit permettre de réfléchir sur le présent, sur les valeurs qui nous rassemblent : l’égalité dans la citoyenneté, dans les droits et les pratiques au sein de la République. Savez vous que c’est l’esclavage colonial qui a crée les catégories raciales de « blancs » et « noirs » auxquels nous recourons aujourd’hui ? Si l’esclavage a, comme sa racine étymologique  l’indique, longtemps été associé aux Slaves, sujets à la traite massivement jusqu’au XVe siècle, depuis la massification du commerce transatlantique des Africains, c’est l’image Noir = esclave qui demeure. Avec la colonisation, un continuum s’est même instauré entre Noir = esclave=colonisé=inférieur. Des représentations qui perdurent largement dans une société française où les discriminations sont « racialisées » et « ethnicisées”. Les insultes contre Christiane Taubira, l’ex-Garde des Sceaux, qui reprenaient des représentations racistes issues de la colonisation (guenon, banane…) en sont une scandaleuse illustration.
– Comment sortir d’une telle impasse ?
MC :La situation est complexe.  La mémoire de l’esclavage est devenue une façon de résumer en elle seule la « question noire » en France alors que l’identité des Français se déclarant ou étant catégorisés comme « noir » est multiple. Il faut d’ailleurs faire la différence entre des expériences provoquées par une couleur de peau « noire » et l’histoire familiale et individuelle des personnes. Les enfermements identitaires tout comme les assignations identitaires que suggère la catégorie de « descendant d’esclave » doivent être évités. Par exemple,  certains profs qui pensent bien faire en dirigeant leurs questions plus particulièrement sur leurs élèves « noirs” lors des cours sur l’esclavage, leur collent une étiquette et les font dépositaire d’une histoire qui concernent en fait toute la classe, l’ensemble des élèves, quelque soit leur origine. Des travaux de recherche ont démontré que de telles situations étaient monnaie courante. C’est dire si les stéréotypes et les référents inconscients perdurent ! L’histoire des Noirs de France, 100 % plurielle – partagée entre descendants d’Africains et Antillais – est loin de se résumer à la traite négrière et de l’esclavage, bien au contraire. Et surtout, elle concerne l’ensemble des Français.
– De quelle manière peut-on lutter contre ces stéréotypes ?
MC : Je pense que la réflexion sur la transmission de l’héritage de l’esclavage, devrait, permettre de poser les termes d’une réflexion plus large sur la question noire en France autour de l’héritage de l’histoire coloniale et des notions de discriminations, du racisme, de l’égalité citoyenne, entre autres. Ces dernières années, avec le Ministère de l’Education Nationale, le Ministère des Outre-Mer, le CNMHE (Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage) a lancé un concours pédagogique national appelé « la Flamme de l’Egalité » qui a précisément ces objectifs : connaître l’histoire pour construire une réflexion sur la citoyenneté et ses pratiques. L’enseignement de l’histoire de l’esclavage et de la traite est inscrit dans les nouveaux programmes du Collège en question obligatoire. Pour modifier les représentations, il faut aussi enseigner l’histoire des grands empires non-européens, comme celle du Monomatapa mais on peut constater que cette décision d’enseigner l’histoire de cet empire indépendant du 15è au 17è siècle, riche en or et en cuivre, a provoqué l’ire d’historiens traditionalistes prétendant que l’on oubliait ainsi d’enseigner l’histoire de Louis XIV. Il faut oeuvrer contre un tel durcissement des positions. En militant déjà pour un enseignement solide et pluriel de l’histoire de l’esclavage, et pour la formation des professeurs afin qu’ils puissent mieux s’approprier un tel sujet sensible, et ainsi favoriser le partage – et non les divisions – autour de cette question.