Les soins de beauté pour restaurer l’estime de soi. Telle est la vocation de la socio-esthétique, pratique encore peu connue de soins de bien-être à visée thérapeutique pour les personnes en situation de fragilité, femmes en tête. Mais quel rôle peut jouer un tel accompagnement pour doper la confiance en soi de celles qui sont les plus exposées à la précarité, les inégalités et les maltraitances de genre ? Décryptage.

« Quand je passe ici à Barbès, je me permets de taper à la porte, même lorsque je n’ai pas rendez-vous », confie d’emblée Chafia, la cinquantaine, qui ose alors lancer à la femme qui l’accueille : « voilà ce qui m’arrive, quels sont vos conseils pour pouvoir continuer sans vous ? Et ne pas refaire de bêtises comme avant… ». Ce fameux lieu de recueillement pour Chafia, longtemps confrontée « aux galères, au chômage, jusqu’à pratiquement vivre à la rue », n’est autre qu’un… salon de beauté. Un salon toutefois pas comme les autres, où œuvrent des socio-esthéticiennes ! Leur métier ? Prodiguer des soins esthétiques à visée d’accompagnement thérapeutique pour les personnes en situation de fragilité (pauvreté, maladie, vieillesse…), à l’instar de Chafia et bien d’autres frappées par les épreuves de la vie. « En dix ans, nous avons accompagné pas moins de 8000 personnes, principalement des femmes, et ce, depuis la création de notre premier salon à Barbès », explique Maud Leblon, directrice générale de l’association Joséphine, qui se présente comme le premier réseau de salons de beauté solidaires en France, avec deux autres sites implantés à Moulins et Clermont-Ferrand.
Pas qu’un simple gommage
Coiffure et auto-coiffure, manucure, épilation, maquillage, conseil en image…, autant de prestations proposées dans le cadre d’un parcours personnalisé de soins de beauté et de bien-être d’une durée d’un an alternant rendez-vous individuels et ateliers collectifs. Et ce, dans un objectif : permettre à ces femmes – souvent les premières affectées par les inégalités professionnelles, les maltraitances de genre ou le mal logement – « de retrouver l’estime d’elles-mêmes pour se remobiliser dans des projets personnels ou professionnels », commente la directrice générale, convaincue que « de tels soins, loin d’être accessoires, répondent à des besoins essentiels pour ces personnes fragilisées et isolées en terme d’image de soi ». Des femmes vivant d’ailleurs pour la plupart du RSA voire sans ressources, ainsi orientées par un réseau de 300 partenaires de Joséphine spécialistes de l’insertion… On l’aura compris, l’enjeu à la clé « n’est pas juste de profiter d’une coupe de cheveux ou d’un massage pas cher ! », lance Maud Leblon, – les clientes s’acquittant d’une participation de quelques euros par soin -, « mais bien de soutenir la capacité d’agir des intéressées, cet ‘empowerment’ tant essentiel pour reprendre le contrôle sur sa vie et retrouver une place dans la société ». Et pour évaluer l’utilité sociale de la socio-esthétique, pratique encore trop peu connue, l’association n’a pas hésité à mener en 2019 une étude d’impact avec le GREUS, un laboratoire de recherche, via des entretiens réalisés auprès de 300 femmes. Résultats : lorsqu’elles viennent au salon, 94 % disent avoir le sentiment d’être en dehors de la précarité, 98 % se sentent reconnues et respectées pour ce qu’elles sont, 89 % disent gagner confiance en elles… Enfin, pour 69 % d’entre elles, Joséphine a été un levier pour enclencher des démarches concrètes personnelles ou professionnelles. Forte d’un tel bilan, l’association a, même, lancé en 2020, Estime Emploi un programme pilote de six mois 100 % dédié à l’accompagnement professionnel des intéressées !
Des soins dans les cités
Cet avant et après « Joséphine », Chafia le confirme aussi largement, elle qui se déclare aujourd’hui « mieux dans sa peau et avec elle-même ». Un retour d’expérience qui en dit long surl’intérêt de cet accompagnement innovant des personnes précaires qu’est la socio-esthétique « d’autant qu’il prévaut pour l’heure essentiellement en France ! », comme le rappelle Alexandra Palt, directrice générale de la Fondation l’Oréal, précisément en première ligne dans la promotion d’un tel métier partout dans l’Hexagone, au sein des hôpitaux, centres d’hébergement d’urgence, etc. (voir l’encadré). Et ce, via, entre autres, l’appui financier des acteurs clés du secteur, à l’instar de Joséphine ou encore Banlieues Santé, créée en 2018 pour lutter contre les inégalités sociales de santé. Cette autre association a ainsi œuvré en partenariat avec le grand groupe de cosmétiques pour « amener » l’offre de socio-esthétique jusque dans les cités ! Et ce, via un bus dédié 100 % aménagé et équipé « ayant sillonné en 2019 les quartiers défavorisés de banlieue parisienne, à Saint-Denis, Bobigny, etc., pour y prodiguer gratuitement des soins à environ 800 femmes directement au pied de leur domicile », détaille la directrice générale de la Fondation l’Oréal, qui espère « pouvoir renouveler une telle expérience montrant que la ‘beauté’ peut contribuer à une société plus juste et inclusive ». Et Camille Perlès, chargée des projets femmes chez Banlieues Santé de compléter : « grâce au levier de la socio-esthétique, nous avons pu remplir notre objectif initial : celui de mieux atteindre ce public-là des femmes des quartiers populaires qui consacrent souvent leur vie aux autres, et n’ont plus in fine d’énergie pour elles-mêmes. En bénéficiant de tels soins dans notre bus, elles ont pu enfin prendre du temps pour elles, un déterminant clé de leur santé morale et physique ! ».
Libération de la parole
Car en effet, pour cette association fondée par des acteurs du médical, « être en bonne santé, ce n’est pas juste être exempt de maladie à un moment T ! », comme le martèle Camille Perlès, « mais bien d’être aussi en mesure de prendre soin de soi et de son corps : aller chez le médecin régulièrement, s’alimenter correctement, s’écouter… C’est ce déclic que peut favoriser la socio-esthétique en boostant la prise d’initiative des patientes via la libération de la parole. Résultat : grâce à ce temps d’échanges avec les personnes accueillies et soignées dans le bus, un projet a même émergé ; l’idée de créer dans leur quartier un tiers lieu d’accueil et de remobilisation dédié, le Café des Femmes ! ». La beauté « inclusive » émancipatrice, réparatrice, donc, pour ces dames, mais quid de ces messieurs ? Surtout les plus vulnérables (malades, en situation de handicap…) qui pourraient peut-être eux aussi apprécier de tels soins de bien-être (voir l’article ci-contre) ? « Certes, ils ne sont pas forcément le public prioritaire de la socio-esthétique, d’abord pensée comme une action à destination des femmes victimes d’exclusion et de discriminations », reconnaît Alexandra Palt, « même si les associations que nous finançons dispensent ces soins dans un panel large de structures – hôpitaux, Ehpad, accueils de jour… -, où nombre d’hommes convalescents, en fin de vie, SDF, etc., sont bien sûr tout autant pris en charge ». Auxquels s’ajoutent également un autre public masculin, et pas des moindres : les réfugiés ! Avec par exemple des soins dispensés, il y a deux ans, à des jeunes migrants originaires de Libye ou Syrie via une association de la Goutte d’Or. « Alors qu’ils avaient tous vécu l’enfer sur terre, leur engouement était tel que certains faisaient la queue pour qu’on prenne à nouveau soin d’eux, se souvient Alexandra Palt non sans émotion, ces garçons demandaient alors : s’il vous plait, faites-nous encore un soin des mains, cela nous fait vraiment du bien…».
ZOOM
Comment devenir socio-esthéticienne
Vous voulez étoffer les rangs des quelques 900 socio-esthéticiennes diplômées qui pratiquent un tel métier en France ? Voilà une profession encore peu répandue, mais qui n’en connaît pas moins un essor sans précédent depuis quelques années sous l’impulsion, notamment, du CODES (Cours d’esthétique à option humanitaire et sociale). Cette association, soutenue, entre autres, par la Fondation l’Oréal, délivre ainsi, depuis 40 ans, une certification professionnelle de socio-esthéticienne reconnue par l’Etat (niveau Bac). Si d’autres formations existent (un diplôme universitaire à Paris 6, Paris Beauty Academy, etc.), le CODES figure ainsi parmi les établissements de référence en matière de professionnalisation d’un tel métier. Et ce, en délivrant une formation de neuf mois, basée au sein du CHRU de Tours, « alliant enseignements théoriques dispensés par des médecins et enseignements pratiques dans les services de soins, notamment palliatifs », comme le rappelle Marie Séguineau, directrice adjointe de la structure. De quoi familiariser les stagiaires – devant disposer d’un CAP d’esthéticienne et un à deux ans d’expérience pour intégrer le cursus – à la dimension médico-sociale très forte du métier. « En effet, les socio-esthéticiennes exercent traditionnellement dans de nombreuses structures médicales même si nous constatons désormais une hausse notable des recrutements dans le secteur social : centres d’addictologie, d’accueil pour réfugiés… », confirme la directrice adjointe du CODES, qui aide aussi à structurer une telle filière à l’étranger, via des premiers partenariats conclus au Japon, au Maroc et en Côte d’Ivoire.