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Beauté « inclusive » : dans les coulisses de la socio-esthétique 

Les soins de beauté pour restaurer l’estime de soi. Telle est la vocation de la socio-esthétique, pratique encore peu connue de soins de bien-être à visée thérapeutique pour les personnes en situation de fragilité, femmes en tête. Mais quel rôle peut jouer un tel accompagnement pour doper la confiance en soi de celles qui sont les plus exposées à la précarité, les inégalités et les maltraitances de genre ? Décryptage. 

« Quand je passe ici à Barbès, je me permets de taper à la porte, même lorsque je n’ai pas rendez-vous », confie d’emblée Chafia, la cinquantaine, qui ose alors lancer à la femme qui l’accueille : « voilà ce qui m’arrive, quels sont vos conseils pour pouvoir continuer sans vous ? Et ne pas refaire de bêtises comme avant… ». Ce fameux lieu de recueillement pour Chafia, longtemps confrontée « aux galères, au chômage, jusqu’à pratiquement vivre à la rue », n’est autre qu’un… salon de beauté. Un salon toutefois pas comme les autres, où œuvrent des socio-esthéticiennes ! Leur métier ? Prodiguer des soins esthétiques à visée d’accompagnement thérapeutique pour les personnes en situation de fragilité (pauvreté, maladie, vieillesse…), à l’instar de Chafia et bien d’autres frappées par les épreuves de la vie. « En dix ans, nous avons accompagné pas moins de 8000 personnes, principalement des femmes, et ce, depuis la création de notre premier salon à Barbès », explique Maud Leblon, directrice générale de l’association Joséphine, qui se présente comme le premier réseau de salons de beauté solidaires en France, avec deux autres sites implantés à Moulins et Clermont-Ferrand.

Pas qu’un simple gommage

Coiffure et auto-coiffure, manucure, épilation, maquillage, conseil en image…, autant de prestations proposées dans le cadre d’un parcours personnalisé de soins de beauté et de bien-être d’une durée d’un an alternant rendez-vous individuels et ateliers collectifs. Et ce, dans un objectif : permettre à ces femmes – souvent les premières affectées par les inégalités professionnelles, les maltraitances de genre ou le mal logement – « de retrouver l’estime d’elles-mêmes pour se remobiliser dans des projets personnels ou professionnels », commente la directrice générale, convaincue que « de tels soins, loin d’être accessoires, répondent à des besoins essentiels pour ces personnes fragilisées et isolées en terme d’image de soi ». Des femmes vivant d’ailleurs pour la plupart du RSA voire sans ressources, ainsi orientées par un réseau de 300 partenaires de Joséphine spécialistes de l’insertion… On l’aura compris, l’enjeu à la clé « n’est pas juste de profiter d’une coupe de cheveux ou d’un massage pas cher ! », lance Maud Leblon, – les clientes s’acquittant d’une participation de quelques euros par soin -, « mais bien de soutenir la capacité d’agir des intéressées, cet ‘empowerment’ tant essentiel pour reprendre le contrôle sur sa vie et retrouver une place dans la société ». Et pour évaluer l’utilité sociale de la socio-esthétique, pratique encore trop peu connue, l’association n’a pas hésité à mener en 2019 une étude d’impact avec le GREUS, un laboratoire de recherche, via des entretiens réalisés auprès de 300 femmes. Résultats : lorsqu’elles viennent au salon, 94 % disent avoir le sentiment d’être en dehors de la précarité, 98 % se sentent reconnues et respectées pour ce qu’elles sont, 89 % disent gagner confiance en elles… Enfin, pour 69 % d’entre elles, Joséphine a été un levier pour enclencher des démarches concrètes personnelles ou professionnelles. Forte d’un tel bilan, l’association a, même, lancé en 2020, Estime Emploi un programme pilote de six mois 100 % dédié à l’accompagnement professionnel des intéressées !

Des soins dans les cités

Cet avant et après « Joséphine », Chafia le confirme aussi largement, elle qui se déclare aujourd’hui « mieux dans sa peau et avec elle-même ». Un retour d’expérience qui en dit long surl’intérêt de cet accompagnement innovant des personnes précaires qu’est la socio-esthétique « d’autant qu’il prévaut pour l’heure essentiellement en France ! », comme le rappelle Alexandra Palt, directrice générale de la Fondation l’Oréal, précisément en première ligne dans la promotion d’un tel métier partout dans l’Hexagone, au sein des hôpitaux, centres d’hébergement d’urgence, etc. (voir l’encadré). Et ce, via, entre autres, l’appui financier des acteurs clés du secteur, à l’instar de Joséphine ou encore Banlieues Santé, créée en 2018 pour lutter contre les inégalités sociales de santé. Cette autre association a ainsi œuvré en partenariat avec le grand groupe de cosmétiques pour « amener » l’offre de socio-esthétique jusque dans les cités ! Et ce, via un bus dédié 100 % aménagé et équipé « ayant sillonné en 2019 les quartiers défavorisés de banlieue parisienne, à Saint-Denis, Bobigny, etc., pour y prodiguer gratuitement des soins à environ 800 femmes directement au pied de leur domicile », détaille la directrice générale de la Fondation l’Oréal, qui espère « pouvoir renouveler une telle expérience montrant que la ‘beauté’ peut contribuer à une société plus juste et inclusive ». Et Camille Perlès, chargée des projets femmes chez Banlieues Santé de compléter : « grâce au levier de la socio-esthétique, nous avons pu remplir notre objectif initial : celui de mieux atteindre ce public-là des femmes des quartiers populaires qui consacrent souvent leur vie aux autres, et n’ont plus in fine d’énergie pour elles-mêmes. En bénéficiant de tels soins dans notre bus, elles ont pu enfin prendre du temps pour elles, un déterminant clé de leur santé morale et physique ! ».

Libération de la parole

Car en effet, pour cette association fondée par des acteurs du médical, « être en bonne santé, ce n’est pas juste être exempt de maladie à un moment T ! », comme le martèle Camille Perlès, « mais bien d’être aussi en mesure de prendre soin de soi et de son corps : aller chez le médecin régulièrement, s’alimenter correctement, s’écouter… C’est ce déclic que peut favoriser la socio-esthétique en boostant la prise d’initiative des patientes via la libération de la parole. Résultat : grâce à ce temps d’échanges avec les personnes accueillies et soignées dans le bus, un projet a même émergé ; l’idée de créer dans leur quartier un tiers lieu d’accueil et de remobilisation dédié, le Café des Femmes ! ». La beauté « inclusive » émancipatrice, réparatrice, donc, pour ces dames, mais quid de ces messieurs ? Surtout les plus vulnérables (malades, en situation de handicap…) qui pourraient peut-être eux aussi apprécier de tels soins de bien-être (voir l’article ci-contre) ? « Certes, ils ne sont pas forcément le public prioritaire de la socio-esthétique, d’abord pensée comme une action à destination des femmes victimes d’exclusion et de discriminations », reconnaît Alexandra Palt, « même si les associations que nous finançons dispensent ces soins dans un panel large de structures – hôpitaux, Ehpad, accueils de jour… -, où nombre d’hommes convalescents, en fin de vie, SDF, etc., sont bien sûr tout autant pris en charge ». Auxquels s’ajoutent également un autre public masculin, et pas des moindres : les réfugiés ! Avec par exemple des soins dispensés, il y a deux ans, à des jeunes migrants originaires de Libye ou Syrie via une association de la Goutte d’Or. « Alors qu’ils avaient tous vécu l’enfer sur terre, leur engouement était tel que certains faisaient la queue pour qu’on prenne à nouveau soin d’eux, se souvient Alexandra Palt non sans émotion, ces garçons demandaient alors : s’il vous plait, faites-nous encore un soin des mains, cela nous fait vraiment du bien…».

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Comment devenir socio-esthéticienne

Vous voulez étoffer les rangs des quelques 900 socio-esthéticiennes diplômées qui pratiquent un tel métier en France ? Voilà une profession encore peu répandue, mais qui n’en connaît pas moins un essor sans précédent depuis quelques années sous l’impulsion, notamment, du CODES (Cours d’esthétique à option humanitaire et sociale). Cette association, soutenue, entre autres, par la Fondation l’Oréal, délivre ainsi, depuis 40 ans, une certification professionnelle de socio-esthéticienne reconnue par l’Etat (niveau Bac). Si d’autres formations existent (un diplôme universitaire à Paris 6, Paris Beauty Academy, etc.), le CODES figure ainsi parmi les établissements de référence en matière de professionnalisation d’un tel métier. Et ce, en délivrant une formation de neuf mois, basée au sein du CHRU de Tours, « alliant enseignements théoriques dispensés par des médecins et enseignements pratiques dans les services de soins, notamment palliatifs », comme le rappelle Marie Séguineau, directrice adjointe de la structure. De quoi familiariser les stagiaires – devant disposer d’un CAP d’esthéticienne et un à deux ans d’expérience pour intégrer le cursus – à la dimension médico-sociale très forte du métier. « En effet, les socio-esthéticiennes exercent traditionnellement dans de nombreuses structures médicales même si nous constatons désormais une hausse notable des recrutements dans le secteur social : centres d’addictologie, d’accueil pour réfugiés… », confirme la directrice adjointe du CODES, qui aide aussi à structurer une telle filière à l’étranger, via des premiers partenariats conclus au Japon, au Maroc et en Côte d’Ivoire.

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Juifs et musulmans maghrébins : “plus d’histoire, moins de clichés”

Volontiers présentés comme des ennemis irréductibles, les juifs et musulmans de France ont pourtant partagé les mêmes langues et la même culture pendant près d’un millénaire en Afrique du nord jusqu’à la colonisation française. C’est pour apporter un regard plus apaisé sur une telle histoire commune inconnue ou caricaturée – où la France coloniale a joué un rôle clé au Maghreb – que le musée national de l’histoire de l’immigration, à Paris, propose une exposition inédite à visiter jusqu’au 17 juillet. Explications de Benjamin Stora et Karima Dirèche, commissaires de l’exposition.

-“Plus d’histoire, moins de clichés”. C’est à travers cette formule que vous proposez aujourd’hui, à la Cite de l’immigration, l’exposition sur les relations entre juifs et musulmans de la France coloniale à nos jours. Pourquoi les stéréotypes perdurent concernant cette histoire pourtant commune ?

L’histoire entre Juifs et Musulmans est, en effet, trop souvent réduite aux tensions liées au conflit israélo-palestinien et à l’image d’une guerre héréditaire entre deux groupes volontiers présentés comme des « frères ennemis ». Alors que la France est aujourd’hui le pays d’Europe qui compte les populations juive et musulmane les plus importantes du continent, il nous semblait nécessaire – avec cette exposition – de déconstruire une partie des préjugés autour des relations entre ces deux communautés. D’autant qu’elles ont partagé les mêmes langues et la même culture pendant près d’un millénaire en Afrique du nord jusqu’à la colonisation française ! Et pour mieux comprendre de telles interactions qui prennent ainsi leur source au Maghreb et se poursuivent en France métropolitaine depuis les années 1960, encore fallait-il procéder à ce décryptage clé de l’expérience coloniale et de ses effets sur l’évolution des communautés indigènes en Algérie, Maroc et Tunisie. De quoi alors échapper à cette approche essentialiste de la fatalité de l’antagonisme atavique entre ces deux peuples, qui est très réductrice.

-L’exposition détaille donc le rôle clé de la France coloniale dans l’histoire des relations entre ces deux communautés au Maghreb, et ce, en leur imposant un couple à trois ? Qu’en est-il exactement ?

En effet, ce destin partagé et séparé se distingue par la façon dont les pratiques de la colonisation française ont impacté et transformé les relations judéo-musulmanes des sociétés maghrébines. L’État français colonial a été un acteur-clé dans l’évolution des deux communautés. Et ce, en amenant l’une à l’intégration sinon l’assimilation à la francité, favorisée par le fait qu’en France, les juifs étaient déjà reconnus comme citoyens depuis la Révolution. Mais tout en discriminant l’autre, les musulmans, dans une relation d’inégalité les enfermant dans la catégorie de sujets coloniaux. Bien entendu, ce rapport est loin d’être binaire puisque la France a apporté avec elle, au XIXe siècle, un horizon politique, social et culturel qui a permis aux juifs maghrébins de s’affranchir de la situation de minorité religieuse protégée –autrement dit, du statut de dhimmi – spécifique aux sociétés musulmanes. Résultat : l’abolition d’un tel statut place les juifs de la régence d’Alger sur un pied d’égalité avec les musulmans, désormais tous désignés comme « indigènes ». De quoi protéger in fine ces premiers de certaines formes d’antijudaïsme présentes dans la culture populaire maghrébine. Cela explique en partie l’adhésion d’un très grand nombre d’entre eux à l’autorité française coloniale. Par cette approche, l’idée est donc de montrer les enchevêtrements complexes de cette histoire à la lumière de la relation triangulaire juifs, musulmans, État français dans son évolution politique, culturelle, religieuse et spatiale.

– Peut-on dire que c’est le décret Crémieux de 1870 qui a vraiment sonné le glas de ce destin partagé ?

En accordant la nationalité française aux 30 000 juifs d’Algérie, le décret Crémieux créé en effet dans son empire au Maghreb une différence de statut juridique entre les juifs et musulmans. Et ampute désormais la population désignée comme « indigène » de sa partie juive. Dès lors, le terme «musulman» ne renvoie plus à une appartenance religieuse mais à un statut juridique d’indigénat par nature inégalitaire : le musulman ne peut être qu’indigène et arabe. Par le droit donc, en Algérie en 1870, et par une politique d’intégration via l’éducation et la scolarisation avec, notamment en Tunisie et au Maroc, le soutien de l’Alliance universelle israélite et son réseau d’écoles calquées sur celui du système français, le rôle affranchisseur de la France a permis globalement une acculturation française précoce au profit des juifs. Un mouvement émancipateur dont les musulmans ont donc été écartés.

-Malgré la mise au ban des musulmans, l’antisémitisme colonial n’a toutefois pas non plus été inexistant…

En effet, les juifs n’ont pas pour autant été épargnés par les vagues d’antisémitisme européen exporté par la France. La haine des juifs est très répandue parmi les colons en Algérie au moment de l’affaire Dreyfus. Elle s’exprime à travers des émeutes antisémites très fortes à Oran. Ces violences vont rapprocher les juifs d’Algérie des républicains français de gauche qui les protègent contre l’abrogation du décret Crémieux réclamée par l’extrême droite française. Les violences antisémites des années 1930 en Algérie –comme le pogrom de Constantine de 1934 – démontrent alors les limites du modèle assimilationniste colonial. Un contexte difficile lié à la montée des nationalismes arabes qui luttent contre les colonisateurs et pour les indépendances politiques. C’est aussi à cette époque qu’émerge le sionisme, né à la fin du XIXe siècle, qui constitue déjà une force politique significative. Malgré l’abrogation du décret Crémieux par le régime de Vichy, destituant les juifs d’Algérie de leur nationalité française durant la seconde guerre mondiale, ces derniers n’en ont pas moins durablement basculé du côté de la République. Aussi, durant les années 1950 / 1960 marquées par le bouleversement des indépendances, on assiste dès lors à l’exil de la plupart des juifs d’Afrique du Nord vers la France. Ils s’en vont parce qu’ils ont peur pour leur avenir, pour leur sécurité. Peur, en tant que minorité de se retrouver dans une situation de régression, d’infériorité juridique avec un islam devenu religion d’État. Une sorte de retour en arrière sur le plan historique…  

-Donc la métropole représente vraiment pour eux la garantie de l’égalité républicaine ?

C’est cela. Même s’il ne faut pas, non plus, sous-évaluer à cette période l’importance des départs vers Israël d’un grand nombre de juifs marocains et tunisiens et dans une moindre mesure vers le Canada. En déroulant le fil de cette histoire, faite de persécutions, de conflits, d’exodes, mais aussi de traditions et savoirs partagés – poésie, littérature populaire, le judéo-berbère et judéo-arabe, les répertoires musicaux, la cuisine, les imaginaires communs…- cette exposition décrypte donc clairement cet écart de temporalité entre deux communautés qui n’ont pas le même rapport à la France : lorsqu’en 1962, un juif d’Algérie arrive en France, il est déjà français depuis cinq générations, alors qu’un immigré algérien qui arrive après la Première Guerre mondiale n’est toujours pas français. Ce sont les enfants de cet immigré qui deviendront français à leur tour, une génération plus tard. Le rapport à la nationalité et la citoyenneté de ces deux communautés est très différent en raison des codes et fonctionnements de la société française à l’aune de la valse des statuts juridiques ayant notamment ponctué la période coloniale.

Le conflit israélo-palestinien n’a donc finalement que rendu définitive cette séparation, ce fossé entre juifs et musulmans maghrébins qui se profilait déjà de manière inévitable, avec la colonisation française ?

Oui, et c’est l’année 1967, avec la guerre des Six Jours opposant Israël à ses pays voisins, qui annonce sans aucun doute les éléments futurs de cette rupture désormais définitive, via la radicalisation progressive des positions respectives des uns et des autres. Le soutien majoritaire des Maghrébins de France à la cause palestinienne, qui s’est transmis aux générations plus jeunes, constitue aujourd’hui une dimension majeure de leur culture politique. Tandis que la critique antisioniste à l’égard de la politique d’occupation puis de colonisation de l’État d’Israël est considérée, aujourd’hui, par nombre de juifs, non seulement comme une position anti-israélienne mais aussi parfois comme antisémite. Ces derniers y voient l’expression d’un islam français devenu agressif et hostile à leur égard, sympathisant avec le parti du Hamas mais également en connivence tacite et/ou explicite avec les actes terroristes islamistes à leur encontre et ayant endeuillé la société française des années 2010. De la même façon, l’identification de plus en plus forte à Israël qui traverse les différents segments des français juifs interroge la question de l’appartenance nationale et contribue à la polarisation des identités religieuses. Ainsi, la question israélo-palestinienne, les débats sur l’islam et son intégration dans le paysage religieux national depuis l’affaire du voile en 1989, la déflagration liée aux attentats terroristes ont exacerbé les deux communautés en les opposant dans l’espace français.

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Mémoire de l’esclavage : un timbre à l’effigie de Solitude distribué en Guadeloupe et en métropole

Exécutée le lendemain de son accouchement pour avoir lutté contre le rétablissement de l’esclavage… Si l’héroïne guadeloupéenne Solitude est largement entrée dans la mémoire collective de l’archipel depuis plusieurs décennies, elle est aussi mise à l’honneur cette année jusqu’en métropole avec notamment un timbre à son effigie imprimé en plus de 700 000 exemplaires à l’occasion des journées de commémoration de la traite négrière. Retour sur un tel travail de mémoire de part et d’autre de l’Atlantique.

« Elle n’avait pas vraiment sa place parmi les esclaves. Et encore moins parmi les esclavagistes. Parce qu’elle était isolée, pas acceptée des deux mondes, on l’a alors appelée… Solitude ». C’est dans un café du mémorial ACTe, centre caribéen d’expressions et de mémoire de la traite négrière situé au port de Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe, que Jacky Poulier raconte non sans émoi l’histoire tragique de celle devenue depuis quelques décennies déjà un des symboles clé de la résistance à l’esclavage dans les Antilles françaises, toutes générations confondues.

Le sculpteur guadeloupéen est le premier artiste français à avoir représenté la « mulâtresse » – fille d’une captive africaine violée par un négrier blanc -,avec une statue à son effigie, dès 1999, aux Abymes, à Grande Terre. Aujourd’hui, il a de quoi se réjouir que son œuvre puisse inspirer d’autres créateurs en métropole désormais mobilisés pour rendre aussi hommage à cette ancienne esclave « à la peau très claire » qui a lutté jusqu’à la mort contre l’injustice. Initialement citée par l’auteur Auguste Lacour dans son Histoire de la Guadeloupe, en 1858, Rosalie – de son vrai nom – est, en effet, largement mise à l’honneur cette année, en ce mois de mai de commémorations des abolitions de la traite négrière. Au-delà d’une nouvelle statue de la « Fanm’ Doubout » inaugurée en grandes pompes le 10 mai dernier dans le jardin Solitude du 17ème arrondissement de Paris, par la maire Anne Hidalgo*, un timbre à son effigie a été créé par la Poste, à l’initiative de sa filiale Philaposte.

 « Il y avait cette première statue en Guadeloupe que j’ai regardé attentivement…, raconte Geneviève Marnot, l’illustratrice du timbre. Et ensuite, je m’en suis détachée pour aller dans ma propre direction ». Si l’artiste avait très peu d’éléments à sa disposition pour représenter Solitude, dont il n’existe aucune photo et très peu de documents historiques, elle a pu se baser sur le roman d’André Schwarz-Bart La mulâtresse Solitude (1972) pour laisser libre court à sa création. Sous le crayonné de l’illustratrice, on voit donc celle qui a été pendue le 29 novembre 1802, le lendemain de son accouchement – pour s’être révoltée contre le rétablissement de l’esclavage en Guadeloupe par Bonaparte -, avec des chaînes brisées dans une main et une autre placée sous son ventre arrondi. « C’est vraiment lors de la cérémonie organisée à l’Hôtel de la Marine, à Paris, fin mars dernier, pour dévoiler le visuel du timbre élaboré par mes soins, que j’ai réalisé à quel point Solitude était un personnage très fort en Guadeloupe », confie Geneviève Marnot, dont la préoccupation a été « d’ancrer un tel travail dans le présent alors que l’esclavage, l’oppression des femmes, le racisme… existent toujours. Aussi, je n’ai pas voulu la présenter comme une victime, mais comme quelqu’un qui se bat pour les générations futures ».

Une vision in fine en phase avec celle que les Guadeloupéens entretiennent de Solitude d’ailleurs présentée via la statue de Jacky Poulier « comme une femme poto mitan », autrement dit « avec une posture d’autorité », précise le sculpteur qui veut croire qu’à travers l’enfant qu’elle a mis au monde – resté inconnu – « réside un peu de chacun d’entre nous…». A l’occasion de la journée de commémoration de l’abolition et des victimes de l’esclavage dans l’archipel, le 27 mai, pas moins de 705 000 exemplaires du timbre ont ainsi été imprimés. Il a été vendu en avant-première, dès les 13 et 14 mai, par feuille de quinze exemplaires, à Petit-Canal, Morne-à-l’Eau et Pointe-à-Pitre. Certains bureaux de poste de l’Hexagone l’ont également émis dès le 16 mai alors que la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, basée à Paris, « s’est associée à la promotion du document philatélique », rappelle-t-on chez Philaposte. Et de conclure : « l’année 2022 était largement propice à une telle initiative, marquant le 250e anniversaire supposé de la naissance de Solitude, en 1772, les 220ans de sa disparition et le 50e anniversaire de l’ouvrage de Schwartz-Bat ».  De quoi peut-être faire rentrer peu à peu sa figure dans la mémoire française dans son ensemble, et pas – comme c’est déjà le cas – dans celle des seuls outre-mer….

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Cyberharcèlement : la parole s’invite au collège

Alors que le cyber harcèlement toucherait près d’un jeune sur dix en France, place à la sensibilisation des ados à un tel fléau en hausse constante, avec des ateliers organisés au collège François Villon, dans le 14ème arrondissement de Paris, courant 2021, avec la compagnie de théâtre À Force de rêver. L’occasion d’interpeller les jeunes sur le respect de toutes les différences, largement malmenées par ces violences en ligne. 

«Combien d’entre vous ont déjà été témoins ou victimes d’insultes, moqueries…, répétées sur les réseaux sociaux ? », interroge le médiateur à la classe. Silence gêné, regards courroucés… Une main se lève, puis deux, trois,…, au final, sept. Les langues se délient : « En fait, c’est toute la classe, Monsieur ! », lance un jeune garçon. « Et les harceleurs, ils sont ici, j’vous le dis ! », accuse une autre, suscitant l’agitation dans la salle. Eclats de voix, rires…, puis retour forcé au calme quand, une fille glisse d’une voix presque inaudible, le regard dans le vide : « on m’a déjà posté ‘sale noire, sale négresse’… ».  

La séquence se déroule au collège François Villon, dans le 14ème arrondissement de Paris, à l’occasion d’ateliers de prévention sur le cyber harcèlement organisés mi-juin dans des classes de troisième par la compagnie de théâtre à Force de rêver et l’association MultiKultiMédia. Au programme : le visionnage de la pièce de théâtre #moimaime jouée par des jeunes adultes en difficulté d’insertion sociale dans le cadre du Laboratoire à théâtre de la compagnie, puis un temps d’échanges – assez houleux donc – avec les collégiens sur cette œuvre racontant les destins croisés d’une fille et d’un garçon, victimes de cyber harcèlement. « C’est parce qu’elle a envoyé un ‘nude’ d’elle à son copain qu’on la harcèle dans l’histoire », résume un des collégiens. « Nous on n’a pas compris ce qui se passe avec le garçon agressé », déclarent d’autres. Une réponse fuse dans la salle : « je crois qu’il est homo…*». Nouveau silence. 

Avec la crise sanitaire, des violences en hausse de 57 % 

Au-delà de la sensibilisation à l’usage des réseaux sociaux et aux dangers qu’ils peuvent receler, l’atelier entend ainsi interpeller les collégiens sur le respect de toute les différences – orientation sexuelle, genre, origine ethnique, handicap… -, problématique largement abordée dans #moimaime. « Moi, je connais quelqu’un qui a fini par se suicider… Il avait quinze ans comme moi. Pendant six mois ou un an, il s’est fait harceler sur son apparence physique », confie un jeune. Une autre réagit : « Sur Twitter, c’est que ça du harcèlement, les mecs, ils nous insultent toujours de pute** ». Sa copine, juste à côté, complète : « Mais qu’est-ce qu’on peut faire pour arrêter ça ? En parler aux adultes ? A un prof ? ».  

La séquence s’achève par des infos pratiques communiquées aux élèves, comme le nouveau numéro vert 3020, afin qu’ils puissent peut-être signaler, à l’avenir, tout fait de cyber harcèlement. D’ici là, certains méditerons sans doute sur l’ampleur d’un tel fléau en France qui leur a été exposé : près d’un enfant sur dix victime selon un sondage Ipsos de 2018, et des violences en ligne en hausse de 57 % durant la crise sanitaire, d’après l’association e-Enfance. 

* 213 plaintes dans une vingtaine de tribunaux ont été déposées début 2019 pour des propos homophobes postés sur Internet, selon l’association Stop homophobie (rappelons que les insultes publiques à caractère homophobe, etc., sont punies d’une peine maximale d’un an d’emprisonnement et de 45.000 euros d’amende). 

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De la blague « limite » au racisme récréatif 

Des images stigmatisantes sur les minorités qui circulent dans la société sous couvert d’humour, contribuant ainsi à légitimer les hiérarchies raciales… Telle est la définition du “racisme récréatif”, concept novateur d’un universitaire afro-brésilien qui en a fait un ouvrage éponyme. Alors que les affaires judiciaires en matière de « blagues » racistes défraient toujours plus la chronique, ne peut-on vraiment « plus rire de rien » en France ? Quelle place pour un humour plus inclusif ? Focus. 

« Nous souhaitons attirer votre attention sur le caractère choquant de ces propos qui pourraient être constitutifs du délit d’injure publique à caractère racial, réprimés aux articles 29 alinéa 2, et 33 alinéa 3, de la loi du 29 juillet 1881 ». Quand Thibault Lorcy et Louis Roudaut, fondateurs du jeu de cartes humoristique Blanc Manger Coco ont ouvert ce courrier, envoyé par la Licra (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme) début mars dernier, ce ne fut franchement pas avec gaîté de cœur… « On ne s’est pas du tout senti fier. C’était une erreur et surtout très idiot de publier cette carte sur Christiane Taubira », souffle Thibault Lorcy, très gêné. Mais quelle bourde plombe ainsi ce jeu « potache » devenu culte (le plus vendu en France en 2019 !) pourtant voué « à n’offenser personne », dixit la notice, mais « à faire rire les participants » avec des suites de mots incongrues à constituer ? 

(inter) « Une banane pour Taubira » 


La réponse est sans appel : pour certains joueurs, la Licra et sans aucun doute les juges (1), les mots « Une banane pour Taubira », écrits tels quels sur une unique carte – sans aucune combinaison préalable avec d’autres –ne relève franchement pas du cadre permis par « l’humour », pas même le plus grinçant. Des propos « extrêmement choquants » a ainsi insisté dans son courrier, Ilana Soskin, présidente de la commission juridique de l’association, confirmant ainsi au passage leur capacité à tomber sous le coup de la loi. Il faut dire qu’en matière d’humour raciste épinglé par la justice, les cas défrayant la chronique sont, désormais, toujours plus nombreux en France. Très loin donc d’une certaine époque où les sketches douteux de Michel Leeb sur les Africains faisaient alors marrer des millions de Français sans pourtant susciter de telles polémiques… Parmi les dernières en date, citons à juste titre l’interdiction du slogan Y’a bon Banania  sur les boites de chocolat en poudre éponymes, en passant par les condamnations de Dieudonné pour son festival de « blagues » et propos antisémites, les sanctions de journalistes du groupe Facebook la Ligue du LOL (2) ou encore la poursuite en justice du magazine Valeurs Actuelles après la parution d’une caricature de la députée Danièle Obono représentée en esclave… Autant d’affaires qui relancent encore et toujours le sempiternel débat autour de l’épineuse question : « peut-on rire de tout ? ». Certainement pas avec tout le monde, d’après Adilson Moreira, docteur en sciences politiques à l’université de Harvard, aux États-Unis, et à l’UFMG au Brésil, spécialiste en droit antidiscriminatoire et auteur du livre Le racisme récréatif (Editions Anacaona, octobre 2020).  

(inter) « On ne peut plus rien dire » 

Le racisme « récréatif », mais kezaco ? Ce concept novateur, le chercheur le définit ainsi : « Un type d’oppression raciale basée sur des images stigmatisantes sur les minorités qui circulent dans la société sous couvert de l’humour, contribuant ainsi à légitimer, l’air de rien, les hiérarchies raciales ». Et quitte à heurter les « blagueurs » déçus de « ne plus pouvoir rien dire », l’universitaire n’hésite pas à qualifier leurs plaisanteries de « micro-agressions », à partir d’analyses de cas concrets multiples au Brésil et en France, dans les médias, sur les terrains de sport, au travail,… « Arrête de faire ton feuj », rigole-t-on pour moquer le grippe-sou à la cantine ou, pire encore, un collègue juif,« c’est du porc, c’est haram ! » lance-t-on à un autre, musulman, qui mange du jambon… Autant de propos très souvent répétés dans l’espace public « qui expriment alors un certain mépris dissimulé envers les membres de minorités affectant in fine leur dignité, déplore l’enseignant. Mais encore faut-il les distinguer des formes traditionnelles de discrimination – révélant une intention directe d’exclure –, de telles ‘blagues’ racistes ou sexistes pouvant dans certains cas être faites de manière quasi-inconsciente par leurs auteurs ! ». Et pour cause : quelle femme en France n’a jamais été charriée une fois dans sa vie d’un « ne fais pas ta blonde » (3) ? Et quand celle-ci est noire, d’entendre d’un ton hilare « c’est tes vrais cheveux ? Je peux les toucher ? ». C’est dire si un tel type d’humour reflète largement « les valeurs sociales présentes dans une société donnée. Et ce, en nourrissant, plus encore, les stéréotypes racistes, sexistes, etc., très répandus sur lesquels il se base », poursuit Adilson MoreiraAvec toutefois, des conséquences au final très concrètes, bien au-delà de la seule offense morale : « par exemple, au Brésil, les Noirs gagnent 50 % de moins que les Blancs, en grande partie à cause de ces préjugés », constate l’auteur. Tandis qu’en France, les femmes, elles, avaient en 2017 un revenu encore inférieur de 23 % à celui des hommes selon l’Insee… 

(inter) Sortir du terrain de la morale 

Mais alors comment marquer la frontière entre humour et racisme (sexisme, homophobie, etc.) ? Où s’arrête l’un et quand commence l’autre ? Et que dire aux décomplexés du rire qui se sentent étouffés par cette « dictature du politiquement correct » ? Difficile de trancher un débat si sensible où toute position arrêtée met souvent le feu aux poudres … « De notre côté, il s’agit de ne pas se placer sur le plan de la morale ! », commente-t-on à la Licra, mais bien d’analyser tels ou tels propos signalés sous un angle purement juridique. Concernant Blanc Manger Coco, par exemple, il était impératif de souligner l’infraction que peut caractériser la carte ‘Une banane pour Taubira’, tant elle est injurieuse, en ciblant, qui plus est, précisément une personne, au travers d’une référence à connotation raciale pour le moins évidente (4). Ce qui n’est d’ailleurs pas le cas pour d’autres cartes du jeu qui nous ont été remontées : elles ont pu choquer mais ne relèvent pas d’une infraction à caractère racial sur laquelle la Licra est recevable à agir ». « Les pédés », « Battre sa femme », « Prisonnier en pyjama rayé avec une étoile jaune »…, les inventeurs de Blanc Manger Coco semblent, en effet, ne pas y aller de main morte en matière d’humour borderline, voire oppressif ! Même si les intéressés ont l’air de faire, depuis, un certain mea culpa… Et prendre tout de même conscience de la surenchère raciste ou sexiste à laquelle leur jeu peut inviter. « Certes, nous avions déjà retiré la carte sur Christiane Taubira dès 2018, mais elle circule encore dans les versions précédentes… », regrette Thibault Lorcy, tout en reconnaissant que « son jeu alimente en fait bien plus les clichés que l’inverse ».C’est pour en prendre le contre-pied, que les deux créateurs ont (opportunément ?) lancé une version LGBT, baptisée Coming Out, en partenariat avec le magazine Têtu, tandis qu’une version féministe est déjà à l’étude. Histoire d’apprendre aussi à rire autrement, non plus en rabaissant toujours les groupes discriminés, mais en dénonçant plutôt avec dérision les oppressions qu’ils subissent. Une nouvelle tendance à l’humour inclusif qui pointe peut-être à l’horizon…  

1.”Taubira retrouve la banane” : le directeur de l’hebdomadaire d’extrême-droite Minute avait déjà écopé fin 2014 par le Tribunal correctionnel de Paris d’une amende de 10 000 euros pour sa couverture qui comparait l’ex-ministre de la Justice à un singe.

2. En 2019, plusieurs journalistes parisiens ont été licenciés pour avoir participé activement au groupe privé sur Facebook la Ligue du LOL qui se livrait à du harcèlement moral en ligne à connotation sexiste, grossophobe, homophobe et antisémite. 

3. « Fais pas ta blonde ! » : près de 7 femmes sur 10 se sont déjà vu gratifiées d’une telle remarque en entreprise quand elles n’ont pas eu à faire à d’autres sobriquets sexistes, selon une étude de l’institut de sondage LH2 réalisée en 2013. 

4. C’est lors d’un rassemblement en 2013, à Angers, de la Manif pour Tous, hostile au projet de loi sur le mariage pour tous porté par l’ex-garde des Sceaux, Christiane Taubira, que des enfants lui avaient brandi une peau de banane et crié à plusieurs reprises « la guenon mange la banane ! » 

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« Nouveau Monde » : ces grandes villes « noires » façonnées par la Traite

De la Nouvelle Orléans à Carthagène en passant par la Havane,.., nombre de cités du Nouveau Monde partagent un même passé sombre : celui de la Traite négrière. Qu’elles soient “Noires”, créoles ou métisses, ces ex-plateformes mondiales de l’esclavage – chacune façonnées par un tel héritage – peinent toutefois à entreprendre un travail de mémoire.

La Havane


Ils représentent près du tiers de la population de Carthagène, en Colombie, et de la Havane, à Cuba. Et 65 % de celle de la Nouvelle Orléans, en Louisiane. Tandis que Salvador de Baiha, la “Rome noire” du Brésil, en compte 80 %. L’importance de communautés noires ou “mulâtres” dans certaines villes phare du Nouveau Monde nous rappelle que l’histoire de l’esclavage est loin d’avoir marqué les seules Antilles voisines pur produit de la traite négrière et
berceau de la culture créole. C’est le cas de la Jamaïque, terre natale de Marcus Garvey, ou encore de Haïti – premier producteur mondial de canne à sucre dès 1720 – où la mémoire de l’esclavage est autant gravée dans le récit national que dans les ruines de ses milliers d’habitations coloniales.


Tombeau de l’esclave inconnu


Mais quid du travail de mémoire mené dans les autres grands pays du continent américain dont l’histoire de la Traite négrière n’est qu’un héritage parmi d’autres ? Une question qui se pose, plus encore, pour certaines cités « Noires » ou métisses, comme la Nouvelle Orléans, étape clé de la route du blues avec son fameux festival. Coeur historique de la culture afro-américaine, la ville, qui fut l’une des plaques tournantes de la Traite, témoigne de la difficulté des États du sud, à affronter leur passé esclavagiste. Ainsi, parmi les nombreuses plantations touristiques de Louisiane, seule celle de Whitney, au nord de la capitale du jazz, est dédiée à une telle mémoire. Dans ce lieu unique, ouvert fin 2014, la visite débute par les cabanes d’esclaves et s’achève par la demeure des propriétaires. Plus encore, on y trouve des stèles avec les prénoms de 107 000 esclaves Noir.e.s ayant vécu en Louisiane. De quoi trancher avec les autres plantations ouvertes au public surfant sur la version romantique de l’histoire du Sud via la mise en valeur des esclavagistes Blancs (belles robes de l’époque, demeures néoclassiques, etc.). D’autres marqueurs de la période de la Traite doivent être soulignés. En 2004, dans le faubourg Tremé de la Nouvelle-Orléans aux cottages créoles et façades colorées, un crucifix constitué de chaînes a été érigé en tant que “Tombeau de l’esclave inconnu”. En Alabama, une association est même parvenue à faire poser en 2013 uneplaque commémorative sur l’ex-marché d’esclaves de Montgomery.


Noirs discriminés


Ces initiatives menées ca et là aux Etats-Unis ont du mal à dissimuler le silence, voire le cynisme, qui prévaut parfois en Amérique Latine à l’égard d’une telle question. Exemple probant à Carthagène, en Colombie, où une foire-expo nationale, organisée en mars 2012, a largement marqué les esprits. Avec la présence d’un acteur Noir au physique d’athlète, en pagne et enchainé. Si le gouvernement a illico condamné la démarche de la ville fortifiée, principal port aux esclaves des Caraïbes sous la colonie espagnole, elle rappelle le déni de la Colombie face à un tel passé. D’autant que le pays reste marqué aujourd’hui encore par un très fort ségrégationnisme. Ainsi, à Carthagène, berceau de la célèbre cumbia, musique afro-colombienne, la population Noire vit toujours dans les quartiers misérables de la ville. Alors certes, la cité a compté un premier maire afro-colombien, Elias Terán, en fonction de 2012 à 2013, qui n’avait pas hésité à réagir à l’affaire du Noir en pagne en limogeant un subalterne… Une fait unique si l’ont compare Carthagène a ses deux villes “miroirs”, la Havane et Salvador de Baïha, pourtant tout aussi réputées pour leur folklore afro cubain et brésilien original. Également très impactées par la Traite négrière, elles n’ont jamais élu un maire Noir, depuis leur naissance au XVIe siècle. De quoi complexifier le travail de mémoire de ces deux municipalités sur la Traite Négrière…

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Mémoire de la traite négrière : place au refoulement en France ?

Si le silence édifiant d’Emmanuel Macron lors des commémorations sur l’abolition de l’esclavage qui ont eu lieu le 10 mai 2021 a suscité nombre de réactions indignées, c’est parce que la France peine encore à pleinement mesurer la place que revêt la traite négrière dans son histoire moderne. Focus.

Le mémorial ACTe, en Guadeloupe, ouvert depuis le 10 mai 2015

“Je reprends à mon compte les mots d’Aimé Césaire quant à la nature ‘irréparable’ du crime qu’est la traite négrière”. Ces paroles de l’ex-président François Hollande le 10 mai 2015 lors de l’inauguration, en Guadeloupe, du mémorial ACTe, en cette journée commémorative de l’abolition de l’esclavage en Métropole, tranchent certainement avec le silence assourdissant du président Emmanuel Macron, lors des dernières commémorations du 10 mai 2021. Une posture ayant suscité moult réactions d’indignation, notamment celle de l’ex-ministre, Christiane Taubira, à l’origine de la loi éponyme de 2001 reconnaissant la traite négrière comme crime contre l’humanité. De quoi en dire long sur le long, difficile et tumultueux travail de mémoire mené par la France pour faire ressurgir un passé longtemps enfoui. En atteste d’ailleurs largement, la polémique suscitée l’année dernière suite au déboulonnage de statues symboles du passé négrier, aux Etats-Unis, au Royaume-Uni ou en Belgique et la proposition de Jean-Marc Ayrault, président de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, créée en 2019, de rebaptiser alors la salle Colbert de l’Assemblée nationale pour mieux « comprendre et connaître l’histoire ».

Changer les mentalités

S’il en a fallu du temps pour ouvrir une telle fondation et avant elle, le mémorial ACTe, premier lieu d’exposition aux Antilles sur la traite et l’esclavage, c’est parce que ces initiatives reflètent un lent processus mémoriel lancé depuis une vingtaine d’années avec cette loi Taubira imposant l’enseignement de la traite négrière en classe de quatrième et de seconde. « En quelques décennies, les progrès parcourus restent notables », estime Myriam Cottias, historienne et ex-directrice du CPMHE, Comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage, crée en 2004 dans la foulée de la loi Taubira. Une loi qui n’a toutefois “pas eu d’effet véritable sur la conscience française», regrette de son côté Françoise Vergès, politologue. Car après un déni de plusieurs siècles, difficile de changer rapidement les mentalités. Rien qu’en 1997, le livre Lieux de mémoire, de l’historien Pierre Nora, – un ouvrage de référence sur les lieux mémoriels français – ne comportait aucune mention sur l’esclavage ! “Et aujourd’hui encore, presque aucune chaire n’est dédiée à la traite négrière au Collège de France” déplore la politologue. Même constat de Myriam Cottias : «certains historiens minorent l’esclavage ou encore les richesses que cela a apporté à la France. L’acceptation de cet évènement, et ses effets sur l’histoire politique, sociale et économique de la France, est loin d’être totale »

L’exemple américain

C’est dire si un mouvement de fond s’impose pour vraiment intégrer l’esclavage dans l’histoire nationale ! Car si la loi du silence “a enfin été levée, comme le souligne Françoise Vergès, en faisant référence au mémorial de l’esclavage de Nantes, fondé en 2012, on est plus dans une sorte de refoulement, comme si nos élites ne voulaient pas vraiment en savoir plus». Pourquoi de tels blocages ? D’après les experts, l’éloignement géographique des Antilles par rapport à la mère patrie contribue à l’évacuation – relative – de la question de l’esclavage à Paris. « Car prévaut l’idée que l’histoire de France, c’est celle de l’Hexagone, ce qui se passe ailleurs ne concerne donc pas l’identité française. Preuve en est : les statistiques nationales n’intègrent pas les Outre-Mer ! », analyse Françoise Vergès. On l’aura compris, comme l’esclavage s’est pratiqué à des milliers de kilomètres dans les DOM-TOM, en oubliant grossièrement que les décisions se prennaient en Métropole, dur d’imposer aujourd’hui cette question dans le débat public national. Et par la même occasion, l’histoire générale des Noirs français (ou tout simplement francophones). De quoi trancher avec la situation prévalant outre atlantique où les afro-américains – ayant participé à la constitution de ce pays d’immigrants – sont bien plus visibles dans le débat public. Alors que les Noirs Antillais et d’Afrique subsaharienne, ne sont arrivés médiatiquement dans l’Hexagone qu’autour des années 60.

Black History Month

Rien d’étonnant donc à ce que les Etats-Unis soient les initiateurs du fameux Black History Month, célébrant chaque mois de février, et ce depuis 1976, l’histoire afro-américaine, via des expos, programmes TV, conférences sur l’esclavage, la lutte pour les droits civiques…, sans oublier un dîner à la Maison Blanche sous l’égide du couple présidentiel. Alors que l’événement possède un retentissement national aux Etats-Unis, mais aussi au Canada et au Royaume-Uni, la France, forte de son « modèle républicain », persiste à se tenir à distance de toute célébration officielle du mois de l’histoire des Noirs. Pour l’heure, seul prévaut le mois des Mémoires de l’Esclavage, du 27 avril au 10 juin, fédérant toutes les dates d’abolition de la Traite négrière (en Martinique, Guadeloupe, Guyane,…). Le Cran (Conseil représentatif des associations noires) a certes tenté de lancer en 2006 un Black History Month français, mais en vain. Depuis, d’autres intellectuels de la cause Noire, à l’instar de Maboula Soumahoro, ont repris le concept pour le relancer mais sans toutefois parvenir à une existence officielle, comme en Allemagne et en Angleterre. “D’une manière générale, le Royaume-Uni a fait plus de progrès en matière de traitement de l’esclavage. Aussi bien dans le milieu universitaire – notamment avec la fabuleuse recherche sur les compensations aux propriétaires d’esclaves – que dans celui de la culture, avec le musée de l’esclavage de Liverpool», ajoute Françoise Vergès.

Mémoire pervertie

Preuve que la mémoire de l’esclavage reste sujette à polémiques en France, le débat autour des compensations financières des descendants d’esclaves opposant l’Elysée à certains militants. Connu pour ses positions en faveur de telles réparations, Louis-George Tin, président du Cran, parle ni plus ni moins de « mémoire pervertie puisqu’elle se substitut à tort à toutes actions futures”. Lui comme d’autres acteurs engagés militent d’ailleurs pour l’ouverture d’un mémorial de l’esclavage à Paris, qui fait encore cruellement défaut dans la capitale. L’une des missions phare de la nouvelle Fondation pour la mémoire de l’esclavage est justement de se rapprocher de la ville lumière pour la doter enfin d’un tel monument dédié à cette mémoire et à son héritage. Affaire à suivre…

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French Tech : comment en finir avec les inégalités femmes-hommes

Exit la loi du silence sur le sexisme à l’œuvre dans la French Tech ! Alors que la place des femmes dans le digital –loin d’être égalitaire – se dégrade depuis des décennies, les acteurs du secteur emploient les grands moyens pour en finir avec un tel déséquilibre. L’objectif : lutter contre les stéréotypes en remettant au gout du jour cette culture start-up et ses codes masculins, dans un univers dominé par les hommes.

« Quand on dit entrepreneur du numérique, on imagine un bonhomme avec une barbe, des lunettes et une chemise blanche. Il faut que ça, on le laisse tomber ! ». Malgré sa modernité affichée, la French Tech – marquée par un sexisme ambiant – reste toujours peu accueillante pour la gente féminine, comme le rappelait Mounir Mahjoubi, l’ex secrétaire d’Etat du numérique, lors de l’inauguration en juin 2018 de la fondation Femmes@Numérique. Et les chiffres parlent d’eux-mêmes : 9 % de femmes dirigent aujourd’hui des start-up françaises. Plus généralement, elles ne sont que 33 % à œuvrer dans un tel univers, « 14 % seulement dans les fonctions techniques et de développement alors qu’elles sont surreprésentées dans les services marketing ou RH », détaille Lorraine Lenoir, consultante chez Social Builder, start-up œuvrant pour la mixité dans le numérique. 

Si cette configuration inégalitaire concerne la plupart des pays occidentaux, Etats-Unis en tête, où la parole des femmes s’est libérée dans la Silicon Valley suite à des scandales sexistes à répétition, force est de constater qu’un tel déséquilibre est loin d’être une fatalité ailleurs dans le monde. « En Inde, Iran, Vietnam ou Brésil, les milieux du digital ne sont guère autant masculinisés, constate Guy Mamou Mani, ex-président du Syntec Numérique et co-fondateur du groupe Open,pour qui un tel sexisme dans la Tech européenne et nord-américaine, est d’abord construit socialement. « A l’époque où je faisais mes études d’informatique, il y a quarante ans, il y avait plus de femmes que d’hommes dans nos classes. Aujourd’hui, quand j’interviens dans des écoles de coding, les étudiantes ne sont souvent qu’une poignée dans un auditoire de 200 personnes… Rien d’étonnant qu’elles soient ensuite si peu nombreuses à monter des start-up !». Pour l’intéressé, la rupture coïncide avec l’avènement de la micro-informatique en Occident, dans les années 80, qui distille une nouvelle image: « celle de l’ordinateur personnel présenté comme un outil d’émancipation des hommes ». Dans l’inconscient collectif, s’installe alors durablement l’idée que de tels métiers ne seraient pas pour les femmes. « Il n’y a aucune raison objective à cela, constate Guy Mamou-Mani, invoquant des stéréotypes à l’œuvre dès les bancs des écoles d’informatique. « On y observe une ambiance geek et machiste favorisant les blagues en tous genres ciblant d’autant plus les femmes, qui sont minoritaires », poursuit Lorraine Lenoir, qui intervient via la start-up Social Builder dans les grandes écoles pour justement lutter contre de tels clichés, « notamment celui que les femmes auraient un manque d’intérêt pour les carrières du numérique, un argument qui ne tient absolument pas ».

Une culture start-up masculinisée à outrance 

En effet, les experts mettent plutôt en cause un système qui décourage encore les femmes à choisir les métiers du web. Et même les jeunes filles. « C’est pourquoi, nous menons des sessions de sensibilisation auprès des collégiens pour déconstruire de tels préjugés à la racine », indique Joanna Kirk, co-directrice du réseau StartHer. Et pour cause : « on ne les incite pas à devenir développeuse, si bien que nombre de jeunes filles délaissent les filières techniques et scientifiques dès leur scolarité. Même schéma chez les femmes en reconversion professionnelle qu’on n’oriente pas vers de tels métiers », déplore Lorraine Lenoir, pour qui de tels freins se déclinent à tous les niveaux. En effet, c’est à chaque étape de leur carrière dans le digital, que les femmes doivent faire face aux discriminations. Ainsi, les entrepreneuses lèvent en moyenne deux fois moins d’argent que les hommes. Des concurrents bien plus à l’aise face à leurs pairs, business angels, devant lesquels il faut apparaître comme un requin lors des incontournables pitch. De quoi illustrer cette culture start-up masculinisée à outrance, où les femmes doivent d’abord se conformer à l’image du start-uper ultra performant. Et pour en découdre avec de tels codes ultra « genrés », qui sont, on l’aura compris, vecteur de ce sexisme 2.0, exit la loi du silence qui a longtemps prévalu en la matière ! Dans la droite lignée de la fondation Femmes @Numérique – lancée cette année par le gouvernement pour lutter contre les représentations sexistes dans ce secteur – le mouvement Jamais Sans Elles, initié par Guy Mamou-Mani, rassemble des hommes du numérique qui refusent de participer à des événements publics, débats, panels d’experts ou tables rondes, dans lesquels ne figureraient aucune femme. Plus encore, un panel de réseaux d’entraide féminins ou d’incubateurs dédiés aux femmes visent « à mieux former celles-ci aux métiers du digital et outils techniques de montage de projet afin de leur donner la confiance et les moyens nécessaires pour aller vers un tel secteur », poursuit Lorraine Lenoir.

Paris, capitale de l’entrepreneuriat féminin

C’est dire si les acteurs clés du secteur, hommes comme femmes, prennent désormais le problème à bras le corps ! A la Station F, « nous prenons aussi ce sujet très à coeur et sommes fiers d’avoir 40 % des startups du Founders program fondées par des femmes, même si nous devons encore améliorer ces chiffres ! », confie Rachel Vanier, directrice de la communication de l’incubateur parisien. En effet, pour Guy Mamou-Mani, «le bilan de telles initiatives reste encore mitigé, tant il faudra encore au moins une génération pour changer les mentalités…». En attendant, un résultat, et pas des moindres, invite tout de même à l’optimisme : grâce à de tels engagements, Paris s’impose désormais comme la capitale européenne de l’entrepreneuriat féminin, avec 21 % de start-up fondées par des femmes, contre 12 % en 2010.

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Grand Remplacement et théorie du complot, nouvel avatar raciste et antisémite des suprémacistes blancs

Un « Grand Remplacement » ourdi par les juifs ? En Europe comme aux Etats Unis, une telle idée antisémite trouve une audience toujours plus large dans les milieux d’extrême droite. En témoignent les nombreux échanges sur les réseaux sociaux de policiers français radicaux, récemment mis au grand jour, ou encore les attaques de synagogues à Pittsburgh, San Diego ou Halle, en Allemagne, durant les dernières années par des suprémacistes blancs, convaincus que les juifs essaient de détruire la civilisation occidentale, par le biais, cette fois, de l’immigration. Focus sur ce tropisme complotiste conjuguant la haine de toutes les minorités.

« La France de 2019 va falloir la purger ! Le processus a commencé dans les années 80. Ca s’amplifie à mort avec la 3eme génération, C’est vraiment ces gros fils de pute de juifs et les gauchos qui organisent tout ça, qui font venir du négro et du bougnoule ». Ces messages haineux qui réhabilitent la théorie du complot et celle du « Grand Remplacement », ont été étalés au grand jour par un policier noir, de l’unité administrative et judiciaire de Rouen, début 2020. Ce dernier avait aperçu par hasard son nom sur des messages injurieux et négrophobes affichés sur le smartphone d’un collègue, à son encontre, via un groupe Whats App créé par plusieurs policiers de sa brigade. Tous étaient persuadés de l’imminence d’une « guerre civile raciale ».

Une affaire qui a fait grand bruit et rappelle celles de groupes Facebook privés, « TN Rabiot Police Officiel » ralliant 8000 personnes ou « FDO 22 unis » en comptant 9000, dont les membres, uniquement issus des forces de l’ordre, s’échangeaient, en 2019,  des messages racistes, antisémites et homophobes de la même teneur.  Si ces dérives témoignent de la présence d’un certain militantisme d’extrême droite aguérri et violent au sein de l’institution policière, elles questionnent aussi l’audience que trouve en particulier aujourd’hui une telle idée antisémite « d’un Grand Remplacement ourdi par les juifs », aussi bien en France, qu’ailleurs en Europe et aux Etats-Unis. « Cette théorie est largement portée par les suprémacistes blancs », comme le rappelle l’historien Nicolas Lebourg, spécialiste des mouvements d’extrême droite. Une idéologie d’autant plus toxique qu’elle a déjà armé les bras de terroristes néo-nazis lors d’attaques sanglantes, durant les dernières années, à Pittsburgh et San Diego (Etats-Unis), Christchurch (Nouvelle-Zélande) et Halle (Allemagne), contre des synagogues ou des mosquées.

« Elite cosmopolite »

La théorie du « Grand Remplacement », dont Eric Zemmour se fait le promoteur à côté d’autres idéologues d’extrême droite à l’instar de Renaud Camus, tête de liste aux européennes de 2019, désigne ainsi la minorité juive – telle une « élite cosmopolite » – comme responsable du prétendu remplacement des Blancs par les musulmans, les Noirs, les Arabes, et même les « Latinos » aux Etats-Unis. Des accusations antisémites qui prospèrent donc tout autant dans l’Amérique de Donald Trump, dont l’élection a boosté le mouvement suprémaciste blanc, et la diffusion d’une telle théorie. En atteste, la manifestation violente néo-nazie de Charlottesville, de 2017, qui visait à défendre la statue du général Robert Lee, chef militaire de la confédération et figure de l’esclavagisme, avec comme slogans « Mettre fin à l’influence juive en Amérique » ou “les juifs ne nous remplaceront pas”.

Initié par des groupuscules d’extrême droite, dont le Ku Klux Klan, ce rassemblement meurtrier, pas même condamné par Donald Trump, en dit long sur « les rapprochements entre la culture politique sudiste, celle du KKK, et les anciens collaborationnistes européens. De quoi favoriser l’émergence, désormais, d’une sorte de ‘nazisme universel’, telle une véritable ‘internationale noire’ », analyse Nicolas Lebourg dans son livre Les nazis ont-ils survécu ? (Seuil, 2019). On l’aura compris, ce racisme nazi – façon 21ème siècle – s’orienterait vers une idéologie « de préservation de la spécificité du ‘monde blanc’, de l’Amérique à la Russie», poursuit l’auteur, « avec comme leitmotiv, la libération de l’Occident d’une seule véritable occupation, celle des juifs, jugés responsables de la destruction de l’Europe pendant la seconde guerre mondiale, et qui poursuivraient aujourd’hui encore le même dessein, mais cette fois par un autre biais : l’immigration».  

Haro sur le conspirationnisme !

Fantasme de complot mondialiste ou de gouvernance « juive » planétaire, c’est dire si le conspirationnisme – qui a plus que jamais le vent en poupe dans une partie croissante de l’opinion et même chez certains leaders politiques -, s’impose encore et toujours comme l’antichambre de l’antisémitisme. Au Moyen Age, les juifs considérés responsables de la Peste Noire, aujourd’hui du « Grand Remplacement » mais aussi de l’esclavage ou encore de la pandémie de Covid-19 ? Du moins, à en croire les attaques racistes qui ont également pullulé sur la Toile en plein confinement et ayant fait l’objet de dizaines de plaintes : caricatures antisémites d’Agnès Buzyn, ex-ministre de la Santé, commentaires violents accusant des personnalités identifiées juives, vidéos de Dieudonné vues plus de 200 000 fois par des internautes dénonçant un « ordre mondial », la “haute sphère” ou “Israël”… Ce même Dieudonné qui osa, donc, également qualifier il y a quelques années, les juifs « de négriers reconvertis dans la banque ».

Cet autre fantasme – la minorité juive, responsable de la traite transatlantique – a malheureusement, depuis, aussi fait son chemin. Aussi bien dans les banlieues françaises, qu’à Brooklyn, dans des mouvements nationalistes noirs, à l’initiative, de récentes violences et meurtres contre des juifs ultra-orthodoxes. Face à un tel climat de tensions de part et d’autre de l’Atlantique, comment espérer alors bâtir des fronts communs dans la lutte contre la haine des Noirs ou des musulmans et l’antisémitisme largement entretenus par l’extrême droite ? Un travail qui relève de la gageure même s’il s’avère nécessaire. Et pour cause : alors que des mouvements néo-nazis proclament les juifs « fourriers de l’immigration », accusent les Noirs et les Arabes de remplacer les populations blanches sous la houlette de ces mêmes juifs, sèment la terreur parmi eux en abattant des individus pour provoquer leur départ « et permettre une remigration », comme le rappelle Nicolas Lebourg, il y a urgence à s’unir. Pour déconstruire ces mêmes préjugés qui divisent les minorités, et, surtout protéger notre société plurielle de telles idéologies complotistes, dévastatrices du vivre ensemble.

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Royaume-Uni : la ville de Bristol reconnaît pleinement son passé négrier

Exit la posture de silence autour de la traite négrière ! Au-delà du déboulonnage durant l’été 2020 d’une statue d’un marchand d’esclaves dans son coeur de ville, Bristol, cité portuaire phare du Royaume-Uni, emploie depuis une vingtaine d’années les grands moyens, pour raconter un passé longtemps enfoui. Décryptage.

« Nous n’avons pas à rougir du travail de mémoire réalisé par notre ville». Quand Sue Giles, Senior Curator World Cultures au Bristol Museums, Galleries & Archives, revient sur les actions déployées par Bristol, ville portuaire du sud ouest de l’Angleterre, pour rendre visible le passé négrier de la cité, c’est avec une certaine conviction. De quoi faire écho au militantisme de certains habitants de la commune en la matière qui n’ont pas hésité, cette année, à déboulonner une statue d’un marchand d’esclaves en plein coeur de ville, suite à l’affaire Georges Floyd, aux Etats-Unis, cet afro-américain violemment assassiné par la police, largement révélateur du racisme anti-noir endémique outre-atlantique.

Il faut dire qu’en Europe, l’activité de Bristol a été directement impliquée dans la Traite négrière : 2 108 vaisseaux ont quitté les quais de la ville pour l’Afrique. On estime à 500 000 le nombre d’esclaves Noir.e.s capturé.e.s. “Si Bristol est une des villes les plus riches du pays, c’est du fait de l’esclavage, d’où la nécessité de faire repentance aujourd’hui”, confirme Sue Giles. La ville a déjà reconnu la source de ses richesses en posant sur un quai une plaque “A la mémoire des innombrables Africains, hommes, femmes et enfants, qui ont apporté tant de prospérité à Bristol par le commerce des esclaves d’Afrique”.

L’action du City Council

Plutôt que de s’inspirer du travail mené par sa “jumelle” Liverpool, laquelle a présenté ses excuses en 1994 pour son rôle de premier plan dans l’esclavage – et a ouvert dans la foulée l’International Slavery Museum -, “Bristol a élaboré une approche plus locale visant à raconter l’implication concrète de la ville dans cette période sombre », détaille Sue Giles. L’année 1996 marque le début d’une telle prise de conscience. La ville organise alors un festival propre à célébrer le 500 eme anniversaire du voyage de John Cabot dans le cadre du commerce triangulaire. De quoi indigner la communauté Noire – représentant 5 à 10 % de la population – qui fustige l’absence de toute mention à l’esclavage. « Des voix s’élèvent au sein du quartier antillais de Saint Paul’s, où des émeutes sociales avaient déjà éclatées dans les années 60», rappelle Christine Chivallon, directrice de recherches au CNRS, pour qui le souvenir de telle émeutes n’est pas étranger à la forte mobilisation de la ville pour mettre à jour son passé. Dès la fin 1996, le City Council décide de créer le Bristol Slave Trade Action Group (Groupe d’action sur la Traite négrière à Bristol) “lequel joue un rôle pilote auprès de la mairie pour envisager la forme que doit prendre la reconnaissance de la traite et de l’héritage qu’elle a laissé”, précise Christine Chivallon.

Slave trade rail

Outre la tenue d’une exposition en 1999, au Bristol Museum, baptisée « A respectable trade ? » («Un commerce respectable ? ») le groupe a planché sur un itinéraire sous forme de guide disponible à l’office du tourisme. Ce Slave Trade Trail (chemin de la Traite) conduit à une cinquantaine de sites associés au commerce négrier depuis les pubs populaires non loin du port où les négriers recrutaient leur équipage, jusqu’aux quartiers où vivaient les notables du commerce triangulaire. « Inaugurations en tous genres, colloques universitaires à foison, transformation d’habitations victoriennes en lieux d’expo, tous les moyens ont été employés par la ville, en l’espace de quelques années, pour surmonter cette crise mémorielle qui les opposait aux ‘descendants d’esclaves’», résume Christine Chivallon, en rappelant que depuis la réouverture du Bristol Museum, en 2012, une section est même dédiée à l’esclavage. “Maintenant que ce travail de mémoire a été effectué, conclut Sue Giles, nous allons promouvoir les cultures africaines telles qu’elles existaient avant l’arrivée des Européens avec des armes : les royaumes d’Afrique, les arts, les coutumes etc.”

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« La famille antillaise, un produit de la société esclavagiste »

Pour Viviane Romana, docteur en psychologie clinique, les spécificités propres à nombre de familles antillaises – rôle central de la mère, absence du père… – relèvent avant tout d’une organisation familiale “matrifocale” née de l’esclavage. Explications.

– En quoi la famille antillaise d’aujourd’hui est le fruit de la société esclavagiste ?

Viviane Romana : Ce qui caractérise la famille antillaise traditionnelle, c’est le rôle de chef de famille de la mère, et l’absence voire l’inexistence du père. Le psychanalyste, Jacques André, affirme que l’homme, descendant d’esclave, bénéficie d’une dispense à être père. Il n’a pas tord. Ainsi, un Antillais ou un Guyanais qui ne reconnaît pas ses enfants ne sera jamais condamné par le corps social. Il n’en éprouvera donc aucune honte. Dernier élément de taille caractérisant la famille antillaise : des couples fragilisés par un multipartenariat sexuel masculin toléré voire valorisé. L’adultère est ainsi normatif dans la société antillaise. Loin de la monoparentalité, la matrifocalité désigne ainsi ces mères antillaises, mariées ou non, amenées à élever seules, plusieurs enfants de pères différents. Voilà tous les ingrédients de cette structure familiale telle qu’elle perdure aux Antilles, et plus généralement dans toutes les sociétés post-esclavagistes, de la Louisiane à la Guyane. Car la famille matrifocale a constitué une réponse adaptée à un contexte historique particulier, celui de l’esclavage.

– Pourquoi ?

VR : Du temps de l’esclavage, il n’existait pas de famille conjugale « classique » dans les plantations. Et pour cause : les hommes esclaves n’avaient pas pour vocation à avoir de vie familiale ! Les enfants ne savaient parfois même pas qui était leur géniteur. Cela a été conforté par l’article 12 du Code Noir : « les enfants qui naitront de mariages entre esclaves seront esclaves, et appartiendront au maitre de la femme esclave et non à ceux de leurs maris ». L’article 13 stipule également : « si le mari esclave a épousé une femme libre, les enfants suivent la condition de leurs mères en étant libres comme elles, nonobstant la servitude du père. Et que si le père est libre et la mère esclave, les enfants sont esclaves pareillement». On voit bien qu’aucune place n’est prévue à la fonction paternelle ! Et ce, au profit des mères, qui elles, avaient l’avantage d’enfanter. Ainsi, les hommes esclaves étaient réduits à la plus simple expression de ce qu’ils étaient : des mâles utiles à la reproduction, simplement soucieux de satisfaire leurs besoins. Et certainement pas des pères potentiels ! Aujourd’hui encore, les hommes antillais sont, soumis, malgré eux, à l’article 12 du Code Noir… Alors qu’ils ont la capacité de se réapproprier leur rôle de mari et de père.

– Les Antillais ont-il conscience que leur structure familiale est issue de l’esclavage ?

VR : Les Antillais lambda n’ont pas vraiment conscience de cela. Ils reproduisent un système matrifocale qui a duré 213 ans et dans lequel ils sont toujours imprégnés, 167 ans après. Car l’abolition de l’esclavage en 1848 n’a pas effacé du jour au lendemain une telle organisation familiale ! Même après la départementalisation en 1946, et la disparition progressive des habitations sucrières, la matrifocalité est restée importante. En effet, nombre d’hommes antillais se distinguent encore par leur irresponsabilité, machisme, et donjuanisme, en engrossant des femmes, puis en les abandonnant. Dans cette société complexe, les hommes pratiquent l’adultère, mais les femmes en font autant et ce, dans l’espoir de rencontrer un homme sérieux, plus ou moins fidèle, capable de subvenir aux besoins des enfants. Néanmoins, depuis le cent-cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage en 1998, et le combat de l’association mémorielle, CM98, pour faire exister la mémoire des victimes de l’esclavage colonial au sein de la République, mes compatriotes connaissent davantage l’origine de la matrifocalité .

– Qu’est-ce qui favorise le maintien de la matrifocalité ?

VR  : La matrifocalité profite aussi aux hommes en leur assurant tout simplement une liberté sexuelle – plus totale qu’aux femmes -, à laquelle ils ne sont pas prêts de renoncer. Car au final, ce n’est pas eux qui s’occupent des enfants ! Mais bien les femmes, avec souvent l’aide de leurs propres mères. En effet, la grand mère est une figure importante de la famille matrifocale. Déjà à l’époque de l’esclavage, elle occupait – à la place du père – le rôle de « tiers ». C’est parce que ce tiers existe dans la matrifocalité qu’elle n’engendre pas de troubles mentaux plus importants que dans la famille conjugale. Mais pour stabiliser les unions au sein des familles matrifocales, encore faut-il que les hommes acceptent d’avoir une vie de couple plus stable, pas entachée d’enfants illégitimes ! Certains font ce choix, car ils tiennent à être pères ! Vous savez quel est l’un des pires fantasmes chez nous les Antillais ? D’avoir un jour des rapports intimes avec un potentiel demi-frère ou demi-sœur ! Face aux souffrances spécifiques que génère la matrifocalité  : dépression de femmes abandonnées et humiliées, relation trop souvent fusionnelle de la mère avec ses enfants, colère d’enfants sans père ou sous l’emprise d’une mère omnipotente, j’organise depuis 2002 des groupes de parole à Paris et multiplie les conférences pour faire connaître aux premiers concernés ce système de parenté. J’ai aussi ouvert en 2009, toujours dans la capitale, le Cafam, Centre d’aide aux familles matrifocales et monoparentales pour venir en aide à ces familles et poursuivre la réflexion sur le devenir de la matrifocalité. Pour conclure, je tiens à dire que le système de parenté matrifocal n’est ni anomique et pathogène comme l’ont souvent écrit les chercheurs caribéens. C’est une réponse adaptée à la déliquescence des couples !

 

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Vietnam : un récit politique passionnant en bande dessinée !

Invasion américaine, colonisation française, exil massif… Pour narrer les tourments du Vietnam du 20ème siècle, la trilogie Chinh Tri – qui vient de sortir son dernier opus, « Lady Ace », sur la chute de Saïgon -, nous offre une incroyable plongée sensuelle et politique au travers de personnages complexes pris dans les remous de l’Histoire. Une œuvre nécessaire.  

Mars 1975, en pleine guerre du Vietnam« Regarde, dans les pays de l’Ouest, les jeunes défilent en scandant : Ho Ho Ho, Ho Chi Minh ! En France, ils s’en donnent à cœur joie… –  Ah, mais n’est-ce pas un peu hypocrite, après avoir colonisé le terrain pendant 100 ans ? ». Entre fiction et histoire, la série Chinh Tri – qui met en lumière le destin tragique d’un Vietnam en quête d’indépendance – sort son troisième et dernier tome, « Lady Ace »*.

Ce récit passionnant retrace, via le parcours d’une jeune femme de Saïgon, un épisode dramatique et méconnu de cette « sale guerre » : la chute de la ville et l’évacuation chaotique des troupes américaines. L’héroïne, en couple avec un soldat américain, fera alors partie des quelques 6000 Vietnamiens évacués par l’US Army.

Boat People

« Ces réfugiés, couplés aux « boat people », ainsi qu’à ceux partis depuis les années 40, vont former une diaspora de millions d’exilés implantée partout dans le monde », comme le rappellent Clément Baloup et Mathieu Jiro, les auteurs de cette trilogie qui démarre dès l’Indochine française, sur fond d’amitié entre Haï, père naturel de Lady Ace, et Tuan, son père d’adoption. Infiltrés, à Paris, dans les premiers mouvements indépendantistes « indigènes », les deux amis qui risquent leurs vies au nom de leur idéal de liberté, vont très vite être séparés par l’Histoire. Pris dans la tourmente de la guerre d’Indochine, le premier deviendra un leader trotskyste à Saïgon, tandis que le second « choisira » de servir les colons français, puis plus tard, les intérêts américains.

” Vous ne trouvez pas ça paradoxal que la France, qui a lutté pour sa liberté contre l’envahisseur allemand, envoie des troupes pour occuper et soumettre d’autres peuples ? – Mais qu’est-ce que tu me chantes là ? La France elle fait ça pour leur bien, aux indigènes ! “

La réalité de la violence coloniale

En décryptant les relations d’oppression complexes et paradoxales qui unissent la Métropole et sa colonie d’Indochine – puis, celles du sud Vietnam occupé avec son envahisseur américain -, la trilogie analyse avec brio les inévitables contradictions et conflits internes de personnages plongés malgré eux dans trente ans de guerre ayant meurtri leur peuple.

De quoi inviter le lecteur à s’interroger sur la réalité de la violence coloniale et impérialiste, mais aussi, sur la capacité de résilience de l’être humain face aux traumatismes et injustices de l’Histoire. En particulier, celle dont fait preuve la minorité vietnamienne de France, « communauté coupée de son sol, mais pas de ses racines ».

*Chinh Tri, Volume 3 Lady Ace, éditions la Boite à Bulles (2019)

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Cultures et familles migrantes

Des parents venus d’ailleurs qui ne veulent pas se souvenir, détruisent des photos. Des enfants soucieux de combler les trous du récit familial pour s’assumer avec fierté. Afin de résoudre la crise de transmission culturelle au sein des familles migrantes, des profs s’engagent avec l’appui de musées. Reportage.

«Madame, c’est quoi vos origines ? Votre religion ?» Ces questions, Ibtissem Hadri-Louison, prof d’arts appliqués dans un lycée pro de Fresnes (94), les a entendues maintes fois dans la bouche de ses élèves. «Je n’ai jamais franchement répondu pour éviter toute identification simpliste entre eux et moi», souffle cette fille d’immigrés algériens, elle aussi aguerrie aux interrogations sur la transmission identitaire. Pour élever la réflexion des élèves en la matière, elle se tourne vers sa spécialité, l’art. «Car la culture invite au partage et à un regard sur le sujet dépassant le prisme de l’entre soi», estime la prof engagée, à l’initiative d’ateliers originaux en classe : des séquences pédagogiques pensées à partir des expos et ressources du Musée de l’histoire de l’immigration. Le thème d’un ses ateliers phare ? Les récits migratoires dans la BD ! Des sessions où les élèves ont pu créer leurs propres planches. «Nombreux voulaient raconter leur histoire personnelle. L’un deux s’est même décidé à parler avec son père de ses conditions d’arrivée en France pour mieux l’illustrer, in fine, sur la planche, relate la prof, de quoi combler les trous du récit mémoriel familial…»

L’apport du bilinguisme

À l’image de ces lycéens, nombre de jeunes issus de l’immigration « ressentent – plus encore – le besoin de s’approprier leur histoire familiale pour aller jusqu’au bout de leur construction identitaire», analyse Marie-Rose Moro, pédopsychiatre et auteur du livre Aimer ses enfants ici et ailleurs. Histoires transculturelles *. Or, force est de constater «qu’une telle transmission s’avère plus complexe à assurer pour tout migrant ayant dû construire son identité avec créativité et difficulté, en prenant d’ici et de là». Des parents venus du Maghreb, d’Afrique noire ou d’Asie qui ne veulent pas se souvenir, détruisent des photos, restent évasifs sur leur histoire… Les causes d’un tel phénomène sont connues : «la crainte d’afficher son passé, sa culture dans un environnement qui n’incite guère à l’ouverture et surtout d’affaiblir l’intégration des enfants en leur inculquant la langue ou les valeurs du pays d’origine», poursuit Marie-Rose Moro. Pourtant, une transmission assurée dans la fierté « s’imposerait, dans les faits, comme un facteur 100 % protecteur pour les enfants !, affirme la pédo-psychiatre, à commencer par le bilinguisme qui favorise largement la réussite scolaire». Aussi, pour conférer aux jeunes issus de minorités post-coloniales cette légitimité culturelle qui leur fait défaut, «le rôle d’un adulte déjà intégré dans la société – prof, bibliothécaire, guide de musée… – s’avère essentiel», selon la médecin. «Tel un passeur, il peut investir l’univers hybride de l’enfant et ainsi valider l’apport parental».

Bataille culturelle

Une fonction largement assumée par Ibtissem Hadri-Louison ou encore Halida Boughriet, artiste franco-algérienne et prof d’arts appliqués dans un lycée du Val de Marne. En 2014, elle monte un workshop avec des jeunes de Vitry-sur-Seine, en partenariat avec le MAC-VAL, musée d’art contemporain de la ville. «Je voulais représenter les visages de la diversité nationale dans un univers pictural occidental», résume celle qui parvient à réunir pendant trois jours une trentaine de jeunes. L’objectif ? Leur faire prendre la pose dans des décors inspirés de scènes d’intérieur de la peinture flamande. «En jouant sur un tel contraste, j’ai cherché à redonner une visibilité à des populations post-coloniales trop souvent stéréotypées et exclues du récit national. De quoi faire évoluer le regard négatif à leur encontre». Côté musées aussi, moult initiatives émergent pour faire reconnaître l’apport culturel des Français immigrés. C’est la vocation même du Musée de l’histoire de l’immigration, dont l’action éducative est 100 % centrée sur cet objectif, via entre autres l’accompagnement des enseignants dans des projets disciplinaires, comme celui délivré à Ibtissem Hadri-Louison. « Une bataille culturelle doit être menée pour faire connaître l’histoire de notre pays – et donc des immigrés – à tous les Français, et pas seulement ceux issus des minorités », estime Peggy Derder, responsable des programmes pédagogiques du musée.

Made in Algeria

Et c’est là que le bât blesse : « Les enseignants ne sont pas assez formés en la matière !, déplore cette dernière, tant la transmission de ce passé est restée absente jusqu’à récemment des programmes scolaires. C’est dire le déficit de connaissance généralisé sur l’immigration en France, notamment en provenance du Maghreb ou d’Afrique noire». Si toute la richesse culturelle d’une histoire arabo-musulmane et africaine avant la colonisation reste peu connue des nouvelles générations – immigrées ou non –, «c’est parce qu’un seul regard, celui de la France, prévaut sur ce passé colonial commun», analyse Thierry Fabre, responsable du département du développement culturel du Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem) ouvert à Marseille en 2013. « C’est pourquoi le Mucem a pour but de faire conjuguer la pluralité des récits au travers ses expositions ». Un parti adopté pour Made In Algeria, exposition organisée début 2016 sur la conquête de l’Algérie. «Le point de vue des autochtones, mais aussi leur mode de vie avant l’arrivée des Français, ont été largement mis en avant», poursuit-il. Décentrer le regard sur la colonisation, oui, même s’il reste in fine à transformer ces lieux de transmission en espaces de mixité ouverts au pluralisme culturel ! «La diversité de Marseille exige plus encore de capter des publics larges, notamment issus des quartiers d’immigration de la ville. Par exemple, en proposant des moments d’échanges valorisant la richesse des cultures présentes sur le territoire », développe Cécile Dumoulin, responsable du département des publics au Mucem.

Chroniques de Mars

Ainsi, Made in Algeria «a permis la rencontre entre des chibanis habitant le quartier populaire de Belsunce et des ados d’un collège sensible qui les ont interrogés sur leurs parcours de vie, leurs souvenirs de l’Algérie, leur exil en France», poursuit-elle. Plus encore, le musée collabore en étroite proximité avec certaines associations oeuvrant dans les quartiers populaires. Comme avec le centre social Agora. «Pour les jeunes de nos quartiers, la fréquentation des musées est loin d’être automatique. Pour cette raison, le Mucem nous a sollicités en 2014, avec notre partenaire, l’association culturelle Alafou, afin de créer un pont entre eux et nous», raconte Farouk Youssoufa, qui oeuvre au sein du centre social. Une première collaboration du genre qui aboutit au lancement de Chroniques de Mars, événement annuel où le hip-hop s’invite au Mucem durant tout un week-end. Rap conscient et engagé, nouvelles scènes et surtout des débats ponctuent chaque édition visant à explorer les liens entre colère et création dans la Méditerranée contemporaine. « De quoi offrir un nouvel espace d’expression aux jeunes et ainsi consacrer leur art, le hip hop, traditionnellement déconsidéré par les institutions culturelles officielles», poursuit Farouk Youssoufa.

Libérez les cheveux afro !

Faire de tels lieux culturels souvent empreints d’élitisme des espaces ouverts à la jeunesse des quartiers, c’est aussi le leitmotiv d’Aurélie Leveau, administratrice générale du musée Dapper, spécialiste des cultures de l’Afrique et de ses diasporas. «Pendant longtemps, peu de jeunes d’origine africaine visitaient nos expos, paradoxalement plus prisées par un public blanc et assez âgé», confie l’administratrice qui amène les jeunes des quartiers à s’intéresser aux arts africains, via des animations plus ludiques : concerts, spectacles, films et débats. «L’un des débats les plus marquants de 2015 – sur les cheveux afro à travers le mouvement nappy – a été fréquenté par nombre d’afrodescendants. Ils ont ainsi échangé sur la nécessité de se libérer du diktat des cheveux lissés», raconte l’administratrice du musée, désormais visité par un nombre croissant de trentenaires de la diaspora africaine en quête identitaire. «Nous espérons que ce type d’initiatives les amèneront à se forger un nouveau regard sur les arts et traditions très riches de leurs ancêtres. De quoi les aider à assumer un tel héritage avec fierté.»

* Éditions Odile Jacob, 2007

Israël-Palestine: une passion française

« Victime collatérale » du conflit israélo-palestinien, la France doit faire fac depuis plusieurs décennies à des tensions toujours plus vives entre juifs et musulmans sur son territoire. Mais au delà des prises de positions d’ordre communautaire et affective, ces répercussions ne seraient-elles pas symptomatiques d’un malaise plus profond, spécifique à la société française ? Réponses.

Colloques sur le Proche-Orient annulés par certaines instances juives, appels au boycott d’Israël à la Fête de l’Humanité, titre de « citoyen d’honneur » attribué par la ville de Paris au soldat Shalit… Des événements qui ont tous un point commun : ils attestent de l’impact fort du conflit israélo-palestinien en France. « Au point que des expressions comme ‘importation du conflit’ ou ‘Intifada des banlieues’ ont émergé depuis une dizaine d’années, période où les actes antisémites corrélés à l’actualité proche-orientale sont montés en flèche en France», constate Marc Hecker*, chercheur à l’Institut français des relations internationales. Et pour cause: « depuis le début de la deuxième Intifada, survenue en septembre 2000, environ 400 actes antisémites ont été recensés au minimum chaque année, soit quatre fois plus que dans les années 90 », détaille Jean-Yves Camus, politologue. Et ils seraient le fait majoritaire « de milieux issus de l’immigration », avec la montée de l’islamisme radical, à en croire les derniers rapports du ministère de l’Intérieur et de la Commission consultative des droits de l’homme. Insultes, synagogues incendiées, agressions physiques, des actes dépassant les 900 par an durant les périodes d’actualité chargées au Proche-Orient (Seconde Intifada, opération « plomb durci » à Gaza début 2009…) selon les données du Service de protection de la communauté juive, confirmant les tendances dégagées par les autres sources officielles.

 «La situation est vraiment  intenable pour les juifs ! Nous avons peur de porter la kippa, rasons les murs…, Certains partent même vivre à l’étranger, notamment depuis l’affaire Merah», lance Sammy Ghozlan, président du Bureau de vigilance contre antisémitisme. Des propos qui en disent long sur le désarroi d’une communauté largement exposée à un conflit distant de plusieurs milliers de kilomètres.

« Le climat est, certes, préoccupant, mais gare à ne pas dramatiser les choses en invoquant  systématiquement le déplacement du conflit en France, nuance Marc Hecker, car le degré de violences prévalant au Proche-Orient et dans l’Hexagone est loin d’être comparable. Nous n’avons pas d’attentats-suicides ici, poursuit-il en précisant que l’affaire Merah ne saurait créditer la thèse de l’importation du conflit. « Ce phénomène est davantage à lier à la mouvance djihadiste internationale, basée en Afghanistan et en Syrie, certes hostile à Israël et aux juifs, mais également à l’Occident en général ». En témoigne le meurtre par Mohammed Merah de soldats français, de surcroît, de confession musulmane, mais aussi les derniers attentats islamistes en France qui ont aussi bien visé des Français juifs (attaque de l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes, à Paris) que non juifs (attentat du Bataclan…). 

Si l’importation du conflit doit donc être relativisée, force est de constater que cette guerre déchaîne les passions, plus qu’aucune autre. « Car vivent en France les plus grandes communautés juive et arabe d’Europe», rappelle David Chemla, secrétaire européen de JCall, mouvement de citoyens juifs européens militant à la fois pour la fin de l’occupation en Palestine et contre la délégitimation d’Israël.

Un intérêt passionnel toutefois loin d’être réduit au strict affrontement communautaire. Exemple probant : l’existence d’associations à la fois juives et pro-palestiniennes comme l’Union juive française pour la paix. « Depuis 1994, nous militons en faveur des droits des Palestiniens et contre la politique ultra sioniste et d’occupation de d’Israël », confirme Jean-Guy Greilsamer, co-président de l’association. Le soutien à la « cause palestinienne » trouve aussi un large écho auprès d’une opinion publique de gauche encartée dans des syndicats ou partis politiques. « Il suffit d’aller aux nombreuses manifestations pro-palestiniennes où trônent aussi bien des drapeaux d’associations musulmanes que ceux des Verts, de la CGT, du PCF, etc., pour s’en rendre compte », note Marc Hecker. C’est dire la capacité du conflit israélo-palestinien à susciter l’attention de publics hétérogènes. Et pour cause : « Au delà de son caractère asymétrique propre à générer des mouvements de solidarité en faveur de la partie « faible », ce conflit revêt une charge symbolique plus forte encore, analyse Marc Hecker. Car il évoque à la fois des valeurs comme le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ou l’égalité de tous les citoyens que des faits historiques qui « parlent » aux citoyens des pays occidentaux, comme la Shoah, le colonialisme et plus récemment, le terrorisme». 

Autant de références connues de tous qui confèrent à cette guerre régionale, une dimension universelle. Au travers de laquelle deux récits s’opposent : la lecture coloniale et des droits de l’homme, côté pro-palestinien, et celle de la démocratie contre l’obscurantisme islamiste, côté pro-israélien. Un affrontement qui passe par des provocations multiples visant à marquer les esprits, comme les expressions « Sioniste = Nazi » ou « Hamas = Nazislamiste ».

Cette guerre des mots est d’autant plus forte qu’elle est amplifiée par les médias, véritable caisse de résonance du conflit en France. « Il s’agit d’un des affrontements les plus couverts au monde, rappelle Jérôme Bourdon, sociologue des médias, responsable du département de communication à l’université de Tel-Aviv, ainsi, les médias diffusent en chaîne des images que s’approprient alors les publics». Or, en privilégiant les scènes de violence au détriment des analyses d’experts, « les médias télévisés induisent une compréhension simplifiée et binaire du conflit avec les bons d’un côté et les méchants de l’autre. Une vision manichéenne qui creuse plus encore cette opposition entre chaque camp», constate Benjamin Ferron, chercheur et auteur d’une thèse sur les stratégies médiatiques des mouvements sociaux dans le conflit israélo-palestinien. Résultat : c’est la surenchère perpétuelle, notamment sur les réseaux sociaux.En témoignent les débordements sur le web, obligeant les sites Internet à clore tous commentaires sur le sujet. « Les positions se sont tant radicalisées, qu’elles obligent ceux qui n’ont pas d’avis tranché à se prononcer et, pire encore, à se ranger dans un camp », regrette M’Hammed Henniche, secrétaire général de l’Union des organisations islamiques, en relatant l’affect régnant dans les quartiers populaires sur le sujet.

Une guerre médiatique qui vise aussi les journalistes, pointés du doigt par l’opinion publique pour leur manque d’objectivité. « Le niveau de conflictualité autour du Proche-Orient est tel que la couverture des événements est elle-même sujette à controverse», confirme Benjamin Ferron. C’est pourquoi des militants n’hésitent pas à taxer la presse française d’être 100 % pro-israélienne ou pro-palestinienne. « Alors que dans les faits, c’est bien plus complexe, les positions des médias étant loin d’être unanimes, variant selon les journaux, au regard de leur ligne éditoriale, leur lectorat… Et aussi selon les époques», développe Jérôme Bourdon. Des arguments qui ne suffisent toutefois pas à calmer les polémiques. En attestent les accusations du Crif contre certains reportages TV, comme celui de l’émission « Un Oeil sur la Planète » sur France 2, diffusé, fin 2011, et qui avait fait date, ou encore un autre, plus ancien encore, relatant la mort de Mohammed al-Durah, un enfant palestinien tué par balles. Le film qui pointait la responsabilité de l’armée israélienne dans l’assassinat fut tant critiqué, que son auteur, Charles Enderlin, de confession juive, fut taxé d’avoir « la haine de soi juive ». «Des accusations si violentes, de part et d’autre, qu’elles empêchent toute discussion rationnelle», déplore Jérôme Bourdon en rappelant que le propre de tels reportages, aussi perfectibles qu’ils soient, reste d’exprimer des points de vue. C’est dire si les journalistes spécialistes du Proche Orient avancent sur un terrain miné ! « On doit tout le temps se justifier, prouver qu’on n’est pas des menteurs, confirme Virginie Terrasse, photo-reporter qui a travaillé plusieurs années dans la région. Et d’ajouter: « nombre de journaux ont tellement peur de susciter la polémique, qu’ils pratiquent l’autocensure. Résultat: seuls certains sujets sur le Proche-Orient sont acceptés : ceux sur les juifs ultra orthodoxes, les mères palestiniennes, etc. Au détriment de thèmes portant sur les frontières ou la colonisation». 

« Les gens ont tellement peur qu’ils n’osent parfois même plus s’exprimer sur le sujet », regrette Malek Boutih, ex-secrétaire national du PS (voir l’encadré). Dès lors, l’expression de voix dissonantes au sein de chaque communauté s’avère plus risqué encore. Rony Brauman, ex-patron de Médecin sans Frontières, qui avait signé en 2003 avec d’autres personnalités juives un manifeste pour dénoncer la politique d’Israël, en fait toujours l’amère expérience. « J’ai tellement été sali par les instances juives officielles que je suis devenu persona non grata au sein de la communauté organisée. Le rejet est si fort que j’ai déjà été insulté dans la rue sans oublier les menaces par écrit par des membres de la Ligue de Défense Juive ». Même les mouvements pacifistes plus consensuels comme JCall, ne sont pas épargnés par les intimidations. « On est critiqué par les extrémistes des deux bords. Les uns reprochant notre position critique de la politique israélienne à l’égard des Palestiniens, les autres, notre engagement sioniste, connoté négativement dans certains esprits. Alors que celui-ci n’est que l’expression du  droit des juifs à l’autodétermination dans un État où beaucoup d’entre nous ont des attaches familiales et identitaires», raconte David Chemla.

Des positions radicales d’autant plus inquiétantes qu’elles vont crescendo, au fur et à mesure que le conflit s’enlise. «La moindre critique de la politique d’Israël est assimilée, de manière toujours plus systématique, d’antisémitisme tandis que les discours diabolisant Israël s’avèrent de plus en plus courants, le juif prenant alors la figure du colon dominateur», constate amèrement Rony Brauman. Alors comment mettre fin à un tel cercle vicieux ?« C’est très compliqué, répond le politologue Jean-Yves Camus, d’autant que cette situation tendue est assez spécifique à la France». La raison ? « Le conflit fait écho à des problèmes de fond 100 % franco-français qui dépassent le strict cadre du conflit », répond ce dernier.

Ainsi, le Proche-Orient serait le miroir, plus encore l’exutoire, d’un panel de problématiques structurelles propres à la France, et encore laissées sans réponse… Comme la question de la place de l’antisémitisme dans le récit national français (Affaire Dreyfus, Régime de Vichy…) et surtout la question post-coloniale, notamment celle de la guerre d’Algérie et de sa mémoire, désormais projetée sur le conflit. «Et pour cause: dans un contexte fort de concurrence mémorielle, les jeunes issus de l’immigration exigent, eux aussi, la reconnaissance des souffrances de leurs ancêtres », poursuit Jean-Yves Camus.Un besoin d’autant plus exacerbé, que les juifs, eux, ont obtenu, à coups de luttes, la reconnaissance de la Shoah, un génocide auquel la France a activement participé. « D’où une condamnation peut être plus unanime aujourd’hui de l’antisémitisme que de l’islamophobie, développe le politologue, une politique du deux poids deux mesures d’autant plus frustrante pour certains enfants d’immigrés, qu’elle s’inscrit dans un contexte où les discriminations à leur égard sont plus courantes qu’envers les juifs, auxquels ils prêtent, de plus, une situation privilégiée». Autant de mécanismes qui favorisent, dès lors, l’identification irrationnelle de certains jeunes à la souffrance des Palestiniens, devenus l’emblème des « musulmans opprimés ». Les banlieues françaises étant alors assimilées, dans leur imaginaire, aux territoires palestiniens. « De la même manière, de nombreux juifs, persuadés qu’ils n’ont plus d’avenir en France, s’identifient à leurs co-religionnaires israéliens, souligne Jean-Yves Camus, mais n’y aurait-il pas d’autres alternatives que celle du repli identitaire ? Quid des points positifs sur lesquels les juifs de France peuvent aussi se réjouir comme la résurgence depuis une trentaine d’années d’une nouvelle vie communautaire des plus dynamiques ?». Des identités fantasmées «d’autant plus regrettables, selon M’hammed Henniche, qu’elles nous empêchent d’avancer les uns et les autres et de traiter des vrais problèmes existant en France tels que les inégalités, les discriminations, la place de la religion, etc.»

La  fin de ces débordements identitaires doit-elle donc passer par un arrêt des prises de positions sur le conflit ? « Certainement pas !, répond Samia Hathroubi, fondatrice de JEM EGO, Juifs et Musulmans Ensemble Génération Ouverte, nous avons tous besoin d’exprimer notre opinion. Mais apprenons à échanger avec du recul, malgré nos appartenances communautaires respectives! Et ce, en gardant en tête que notre quotidien est ici et pas là bas». Et c’est pour favoriser une telle prise de distance, que l’association a mis en place des ateliers, visant à créer de nouvelles méthodes pour parler du sujet. « Une manière aussi du créer du lien entre deux communautés qui se connaissent finalement assez mal aujourd’hui encore», conclut la fondatrice.

* Marc Hecker est auteur du livre Intifada française, de l’importation du conflit israélo-palestinien, paru en 2012 chez Ellipses.

(encadré) Des responsables politiques qui avancent en terrain miné

Les pressions en lien avec le conflit israélo-palestinien n’épargnent également pas les responsables politiques, loin s’en faut ! Leurs déclarations sur le sujet sont tant surveillées que l’enjeu consiste à éviter tout dérapage. Un piège dans lequel tombent pourtant certains. A l’instar d’Eva Joly, candidate écologiste à l’élection présidentielle de 2012, qui avait « approuvé» la comparaison de « Gaza à un camp de concentration à ciel ouvert», prononcée initialement par Nathalie Arthaud (Lutte Ouvrière). Bien qu’elle ait exprimé ensuite ses regrets, l’affaire suscita la colère des  représentants de la communauté juive. De la même manière, les propos, en mai 2012, de Manuel Valls, ministre de l’intérieur, sur « son lien éternel à Israël, à travers son épouse » suffirent à provoquer, côté pro-palestinien, un tollé sur la toile. Et à le discréditer auprès d’une partie de la communauté musulmane. Face à un tel climat d’irrationalité propice aux amalgames, c’est dire la difficulté pour les politiques de ne pas être catalogués dans un camp ou un autre. « Même au sein de la direction du PS, il y a une gêne à évoquer ce sujet sensible qui divise », confie Pascal Boniface, directeur de l’IRIS  dont les positions critiques à l’égard d’Israël n’ont pas toujours fait l’unanimité au sein du parti (voir interview). Une raison pour laquelle il en a démissionné en 2003. Le PS serait-il alors partisan d’un « camp » ? «Non, répond Malek Boutih, ex-secrétaire national du PS, dont les différents avec Pascal Boniface se sont soldés par une condamnation de l’ex-président de SOS Racisme pour diffamation. Car au-delà du lien historique que la gauche française a effectivement noué avec le mouvement sioniste -initialement empreint des valeurs du socialisme- la position du parti sur le conflit a toujours été la même : la co-existence de deux États ». Un avis partagé par Pascal Boniface  bien qu’il apporte une nuance : «Le parti reste encore prudent dans ses appels au soutien à la Palestine, et ce, pour éviter toute confusion avec les slogans anti-israéliens scandés par certains militants lors de manifestations. D’où l’absence de cortège socialiste lors des rassemblements de 2009 contre la guerre à Gaza». Un exemple symptomatique des tabous entourant la question du Proche-Orient en France.