« La famille antillaise, un produit de la société esclavagiste »

Pour Viviane Romana, docteur en psychologie clinique, les spécificités propres à nombre de familles antillaises – rôle central de la mère, absence du père… – relèvent avant tout d’une organisation familiale “matrifocale” née de l’esclavage. Explications.

– En quoi la famille antillaise d’aujourd’hui est le fruit de la société esclavagiste ?

Viviane Romana : Ce qui caractérise la famille antillaise traditionnelle, c’est le rôle de chef de famille de la mère, et l’absence voire l’inexistence du père. Le psychanalyste, Jacques André, affirme que l’homme, descendant d’esclave, bénéficie d’une dispense à être père. Il n’a pas tord. Ainsi, un Antillais ou un Guyanais qui ne reconnaît pas ses enfants ne sera jamais condamné par le corps social. Il n’en éprouvera donc aucune honte. Dernier élément de taille caractérisant la famille antillaise : des couples fragilisés par un multipartenariat sexuel masculin toléré voire valorisé. L’adultère est ainsi normatif dans la société antillaise. Loin de la monoparentalité, la matrifocalité désigne ainsi ces mères antillaises, mariées ou non, amenées à élever seules, plusieurs enfants de pères différents. Voilà tous les ingrédients de cette structure familiale telle qu’elle perdure aux Antilles, et plus généralement dans toutes les sociétés post-esclavagistes, de la Louisiane à la Guyane. Car la famille matrifocale a constitué une réponse adaptée à un contexte historique particulier, celui de l’esclavage.

– Pourquoi ?

VR : Du temps de l’esclavage, il n’existait pas de famille conjugale « classique » dans les plantations. Et pour cause : les hommes esclaves n’avaient pas pour vocation à avoir de vie familiale ! Les enfants ne savaient parfois même pas qui était leur géniteur. Cela a été conforté par l’article 12 du Code Noir : « les enfants qui naitront de mariages entre esclaves seront esclaves, et appartiendront au maitre de la femme esclave et non à ceux de leurs maris ». L’article 13 stipule également : « si le mari esclave a épousé une femme libre, les enfants suivent la condition de leurs mères en étant libres comme elles, nonobstant la servitude du père. Et que si le père est libre et la mère esclave, les enfants sont esclaves pareillement». On voit bien qu’aucune place n’est prévue à la fonction paternelle ! Et ce, au profit des mères, qui elles, avaient l’avantage d’enfanter. Ainsi, les hommes esclaves étaient réduits à la plus simple expression de ce qu’ils étaient : des mâles utiles à la reproduction, simplement soucieux de satisfaire leurs besoins. Et certainement pas des pères potentiels ! Aujourd’hui encore, les hommes antillais sont, soumis, malgré eux, à l’article 12 du Code Noir… Alors qu’ils ont la capacité de se réapproprier leur rôle de mari et de père.

– Les Antillais ont-il conscience que leur structure familiale est issue de l’esclavage ?

VR : Les Antillais lambda n’ont pas vraiment conscience de cela. Ils reproduisent un système matrifocale qui a duré 213 ans et dans lequel ils sont toujours imprégnés, 167 ans après. Car l’abolition de l’esclavage en 1848 n’a pas effacé du jour au lendemain une telle organisation familiale ! Même après la départementalisation en 1946, et la disparition progressive des habitations sucrières, la matrifocalité est restée importante. En effet, nombre d’hommes antillais se distinguent encore par leur irresponsabilité, machisme, et donjuanisme, en engrossant des femmes, puis en les abandonnant. Dans cette société complexe, les hommes pratiquent l’adultère, mais les femmes en font autant et ce, dans l’espoir de rencontrer un homme sérieux, plus ou moins fidèle, capable de subvenir aux besoins des enfants. Néanmoins, depuis le cent-cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage en 1998, et le combat de l’association mémorielle, CM98, pour faire exister la mémoire des victimes de l’esclavage colonial au sein de la République, mes compatriotes connaissent davantage l’origine de la matrifocalité .

– Qu’est-ce qui favorise le maintien de la matrifocalité ?

VR  : La matrifocalité profite aussi aux hommes en leur assurant tout simplement une liberté sexuelle – plus totale qu’aux femmes -, à laquelle ils ne sont pas prêts de renoncer. Car au final, ce n’est pas eux qui s’occupent des enfants ! Mais bien les femmes, avec souvent l’aide de leurs propres mères. En effet, la grand mère est une figure importante de la famille matrifocale. Déjà à l’époque de l’esclavage, elle occupait – à la place du père – le rôle de « tiers ». C’est parce que ce tiers existe dans la matrifocalité qu’elle n’engendre pas de troubles mentaux plus importants que dans la famille conjugale. Mais pour stabiliser les unions au sein des familles matrifocales, encore faut-il que les hommes acceptent d’avoir une vie de couple plus stable, pas entachée d’enfants illégitimes ! Certains font ce choix, car ils tiennent à être pères ! Vous savez quel est l’un des pires fantasmes chez nous les Antillais ? D’avoir un jour des rapports intimes avec un potentiel demi-frère ou demi-sœur ! Face aux souffrances spécifiques que génère la matrifocalité  : dépression de femmes abandonnées et humiliées, relation trop souvent fusionnelle de la mère avec ses enfants, colère d’enfants sans père ou sous l’emprise d’une mère omnipotente, j’organise depuis 2002 des groupes de parole à Paris et multiplie les conférences pour faire connaître aux premiers concernés ce système de parenté. J’ai aussi ouvert en 2009, toujours dans la capitale, le Cafam, Centre d’aide aux familles matrifocales et monoparentales pour venir en aide à ces familles et poursuivre la réflexion sur le devenir de la matrifocalité. Pour conclure, je tiens à dire que le système de parenté matrifocal n’est ni anomique et pathogène comme l’ont souvent écrit les chercheurs caribéens. C’est une réponse adaptée à la déliquescence des couples !

 

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